Les nielles italiens du XVe siècle

 

 

Les « nielles-estampes », appelés aussi par raccourci « nielles », peuvent être considérés comme les premières gravures italiennes en taille-douce. C’est en effet à partir de cette technique d’orfèvrerie que la gravure au burin naquit en Italie, avec d’emblée une esthétique fortement marquée par l’esprit de la Renaissance.

Voyons donc, dans cette deuxième partie consacrée aux origines de l’estampe en Italie, en quoi consiste exactement la technique du nielle, quelles sont les caractéristiques des nielles-estampes et quels ont été ses principaux centres de création en Italie.

 

Fig. 1. Le Triomphe de Neptune. Florence, début du XVIe siècle. Nielle, 6,6 x 10,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

1. Une technique d'orfèvrerie

Le terme latin nigellum (de niger, noir) désigne un émail noir composé d’argent, de cuivre, de plomb, de borax et de souffre noir, fondus ensemble dans un creuset. Versé dans les traits gravés d’une plaque de métal, le plus souvent précieux, le mélange obtenu permet de faire ressortir le dessin. La brillance et la couleur de cet émail noir contrastent en effet avec le fond d’or ou d’argent. Il s’agit donc d’une technique appartenant aux arts décoratifs et à l’orfèvrerie.

Technique antique, l’art du nielle a été repris au Moyen Âge. Le moine Théophile, à Cologne, le mentionne au XIIe siècle, en Allemagne donc. En Italie, c’est au Quattrocento et au début du Cinquecento que le nielle connaît son apogée, et ce n’est peut-être pas un hasard si les impressions qui en résultent apparaissent à cette période particulière. Le niellage servait surtout à décorer des objets liturgiques – crucifix, châsses et reliquaires, bougeoirs, calices et ciboires, baisers de paix, etc., – mais aussi profanes – boîtes, coffrets, bijoux, boucles, fourreaux d’épée, gardes de poignard, etc. Souvent, le nielle était coulé sur de petites plaques d’or ou d’argent gravées à l’aide d’un burin. Ces plaques étaient ensuite montées sur une pièce d’orfèvrerie, ou bien soudées ou montées entre elle. Le burin permet d’obtenir des traits fins, précis et nets, donnant des dessins aux lignes très graphiques. Les ombres sont suggérées par des traits croisés ou parallèles. On retrouve donc toutes les caractéristiques de la gravure au burin, dont la technique dérive directement.

Avant d’être niellées, les plaques de métal étaient soigneusement préparées, bouillies dans de l’eau mélangée à de la cendre de chêne, rincées et frottées avec des petites brosses. C’est alors que, pour conserver une trace de leur travail, pour s’en servir de modèle, ou bien pour contrôler le rendu de leur travail, des orfèvres ont eu l’idée – et, comme nous l’avons vu, peut-être Maso Finiguerra le premier – d’imprimer sur papier une épreuve à partir des plaques gravées. Nous l’avons vu aussi, Vasari et Cellini, notamment, nous renseignent sur ce procédé assez contraignant.

D’abord, les creux étaient remplis avec une sorte d’encre grasse noire. Ensuite, les orfèvres prenaient une empreinte de la plaque avec un mélange argileux fin et compact, contre lequel le motif s’imprimait, de manière inversée. Or, ce support était très fragile : en séchant, la terre se fendait et finissait par se briser. Cela explique qu’aucune empreinte en terre ne nous est parvenue. Puis, sur cette frêle épreuve en terre, les orfèvres coulait du soufre. L’image, inversée à nouveau, se retrouvait dans le même sens que le dessin de la plaque de métal. Renforcée avec du plâtre, l’épreuve en soufre était plus solide. Certaines nous sont parvenues. Les creux étaient remplis de noir de fumée, et la surface polie, huilée, évoquait la couleur de l’argent.

Cette empreinte en soufre permettait aux orfèvres d’avoir déjà une idée du rendu final de leur travail destiné à être niellé, mais certains eurent l’idée de tirer des épreuves sur papier à partir des empreintes en soufre. Ils obtenaient ainsi des « nielles-estampes », au motif inversé par rapport à la plaque originale. Il est remarquable que nous possédons, pour l’estampe considérée comme étant la première à avoir été créée en Italie, la célèbre Paix de Maso Finiguerra, outre l’épreuve sur papier conservée à Paris, la plaque en argent niellée, conservée au musée du Bargello à Florence, mais aussi l’épreuve en soufre, conservée au musée du Louvre. Cette rare coïncidence a permis de valider et de mieux comprendre la technique explicitée ci-dessus. On voit bien en effet que l’image de l’épreuve sur papier apparaît inversée par rapport à la plaque d’argent, tandis que celle sur l’épreuve en soufre est dans le même sens.

C’est le célèbre historien de la gravure autrichien Johann Adam von Bartsch (1757-1821) qui, le premier, employa le terme de « nielle » pour qualifier ce type d’estampe. On l’utilise encore aujourd’hui, mais il permet mal de saisir de quoi il s’agit réellement. C’est pourquoi le terme de « nielle-estampe » est aussi utilisée ; son emploi ne laisse aucun doute sur le fait que l’on désigne l’épreuve sur papier et non pas la plaque orfévrée.

 

2. Les caractéristiques des nielles-estampes

Si des épreuves sur papier ont pu être tirées à partir des épreuves en soufre, d’autres ont pu aussi l’être directement à partir des plaques métalliques. Ainsi, lorsque les plaques niellées ne nous sont pas connues, ce qui est la plupart du temps le cas, il est difficile de déterminer quel a été le processus d’impression des nielles-estampes. Aussi, certains graveurs au burin ont imprimé des gravures imitant les nielles, mais à partir de matrices qui n’étaient pas destinées à être niellées ; on ne peut pas parler dans ces cas de nielles-estampes, mais de gravures en manière de nielle. C’est le cas, comme nous allons le voir, des œuvres de Peregrino da Cesena, qui imitent les nielles mais qui n’en sont pas, puisque les inscriptions sont dans le bon sens.

Dès la découverte de Zani, les historiens de l’art, les érudits et les collectionneurs se sont attaché à retrouver dans les fonds et les collections d’estampes anciennes des gravures pouvant s’apparenter à la technique du nielle et, opération plus complexe, à les attribuer à des orfèvres connus de l’époque. Aucun nielle n’étant signé (hormis les estampes en manière de nielle de Peregrino da Cesena), la tâche était ardue, et encore aujourd’hui la plupart des épreuves considérées comme étant des nielles demeurent anonymes. Dans le corpus des premières gravures italiennes référencées, les nielles-estampes occupent une part non négligeable. On a pu en identifier environ 700, contre 900 estampes (sans compter les doubles et les différents états d’une même estampe). La Bibliothèque nationale de France conserve par exemple 123 nielles et gravures à la manière de nielle.

L’engouement pour cette découverte, et la relative rareté des estampes finalement identifiées comme étant des nielles, a conduit au XIXe siècle à la production de faux. Certaines pièces sont aujourd’hui encore sujettes à débat quant à leur authenticité. Quelles sont donc les caractéristiques des nielles-estampes, qui permettent de bien les identifier et étudier ? Nous nous basons ici  sur celles définies par Gisèle Lambert dans son fameux catalogue des estampes primitives italiennes de la Bibliothèque nationale de France :

  • Le sujet est en théorie inversé par rapport à la matrice, et les inscriptions se lisent donc à l’envers ;
  • L’encrage est généralement léger, rarement noir, souvent gris voire bleuâtre ;
  • On remarque sur certains la marque des trous de clou percés dans la plaque de métal, qui permettent de la fixer à son support définitif ;
  • La plupart des sujets représentés se détachent en blanc sur un fond noir
  • Les tailles sont nettes, les contours sont précis, le modelé est rendu à l’aide de tailles fines et légères ; les fonds semblent parfois unis, du fait de la superposition de taille qui ne se distinguent plus les unes des autres.
  • Les tirages sont limités à deux ou quelques exemplaires seulement.

 

Fig. 2. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464). Le Couronnement de la Vierge, dit La Paix, Florence, vers 1452. Nielle, 12,8 x 8,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 3. Filippo LIPPI (1406-1469). Le Couronnement de la Vierge, 1447. Tempera sur panneau de bois, 200 x 287 cm. Florence, Musée des Offices

 

3. L'école florentine: Maso Finiguerra et ses suiveurs

C’est à Florence, l’une des villes italiennes où la Renaissance est née, que la gravure apparaît, grâce à ses orfèvres nielleurs. Nous ne reviendrons pas sur le peu d’éléments que l’on connaît de la vie de Maso Finiguerra, traités dans notre premier article [Les débuts de la gravure en Italie], ni sur les débats, pour certains non tranchés, portant sur l’authenticité des œuvres qui lui sont attribuées – que ce soit pour les pièces d’orfèvrerie niellées ou pour les estampes. Ce qui paraît sûr, c’est que cet orfèvre réputé a donné une impulsion certaine au développement de la gravure en taille-douce en Italie.

Lorsque l’on observe les nielles-estampes attribués à Finiguerra ou à l’école florentine, on est surpris par la beauté et la perfection formelle qui s’en dégagent, comme si dès l’origine, les Italiens avaient produit des chefs-d’œuvre à l’aide de ce moyen d’expression artistique tout nouveau. Cette impression est renforcée par la comparaison avec les premières gravures de l’histoire, les xylographies germaniques de la fin du XIVe ou du début du XVe siècle, frustes, simples, maladroites. Or, il est plus juste de comparer les nielles italiens avec des œuvres primitives équivalentes, à savoir les premières gravures au burin germaniques. Celles du Maître des cartes à jouer, par exemple, de vingt ou trente ans leurs aînés, n’ont rien à leur envier en terme de maîtrise technique et d’élégance des lignes. Leur différence réside dans leur style ; alors que le style gothique domine encore en Allemagne et dans les anciens Pays-Bas, l’Italie est déjà entrée dans la Renaissance. Aussi, et c’est ce qui explique cette maîtrise technique immédiate des graveurs italiens, il ne faut pas oublier que les nielles-estampes sont imprimés à partir de matrices réalisées par des orfèvres aguerris. Véritables pièces d’orfèvrerie, les plaques destinées à être niellées sont longuement travaillées, abouties, sans compter que la technique du nielle connaît à cette époque son apogée.

S’il ne peut être attribué avec certitude à Maso Finiguerra, Le Couronnement de la Vierge [Fig. 2] reste un nielle-estampe d’une beauté admirable. Ses dimensions et sa forme cintrée indiquent clairement qu’il a été imprimé à partir d’une plaque destinée à orner un baiser de paix. Il s’agit de celle conservée au musée du Bargello. Au centre de la composition, sur un trône surmonté d’un dais architectural cintré au style et aux formes inspirés de l’art antique, le Christ pose une couronne sur la tête de la Vierge, qui baisse humblement la tête. Tout autour, au registre supérieur, des anges et des angelots jouent de la musique, tiennent des vases fleuris ou encore déroulent des banderoles sur lesquelles on peut lire, à l’envers bien sûr : « ASSVMPTA.EST.MARIA.INCELVM.GAVDET.EXERCITVS.ANGELORUM » (que l’on peut traduire par : « Marie est montée au Ciel et la multitude des anges se réjouit »). Au registre inférieur s’étagent à gauche des saints, à droite des saintes, la plupart anonymes. On reconnaît toutefois, à leurs attributs ou grâce à des inscriptions, saint Jean-Baptiste, saint Augustin, saint Ambroise, sainte Catherine, sainte Marie-Madeleine et sainte Agnès. L’œil est séduit par l’élégance des lignes, la grâce des poses, la construction étagée et presque symétrique de la composition. Les poses des saints personnages, les drapés de leurs vêtements évoquent la sculpture florentine de la première moitié du Quattrocento, celle de Nanni di Bianco (v.1380-1421), de Lorenzo Ghiberti (1378-1455) et de Donatello (v.1386-1466). Pour ne donner qu’un exemple, on songe au Saint Jean-Baptiste de Ghiberti sculpté en 1412-1416 pour l’église de l’Orsanmichele de Florence, encore marqué par le gothique international. Une autre œuvre plus contemporaine de Finiguerra a pu l’inspirer : le retable du Couronnement de la Vierge, peint par Filippo Lippi (1406-1469) en 1447 (Florence, musée des Offices) [Fig. 3]. La coiffe du Christ, la position de la Vierge, le motif antique de la coquille ornant le trône, l’étagement des personnages sont repris, avec bien entendu des aménagements, par l’auteur de la Paix. Elle s’inscrit donc pleinement dans la première Renaissance italienne.

 

Fig. 4. D’après une œuvre attribuée à Maso FINIGUERRA (1426-1464). La Vierge à l’Enfnat sur un trône, entourée de saintes et d’anges. Nielle, 19 x 13,8 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 5. Dans le goût de Maso FINIGUERRA (1426-1464). La Vierge à l’Enfant sur un trône, entourée de saintes et d’anges. Italie, XVIIIe ou XIXe siècle. Plaque en argent niellée, cadre en bois stuqué et doré. Washingon, National Gallery of Art

 

Parmi les autres œuvres attribuées à Maso Finiguerra, citons La Vierge à l’Enfant sur un trône, entourée de saintes et d’anges [Fig. 4]. On y retrouve le même type de composition que dans Le Couronnement de la Vierge. La Vierge à l’Enfant siège au centre de l’image, sur un trône surmonté d’un dais architecturé richement orné. Tout autour, sur trois registres, s’étagent des chérubins tout en haut, des anges tenant des lys et des anges musiciens au centre, et des saintes en bas ; on reconnaît encore sainte Catherine avec sa roue et sainte Agnès avec son agneau, mais aussi sainte Claire portant ses yeux sur un plateau. Les autres ne sont pas identifiables. La Bibliothèque nationale de France conserve une copie de l’œuvre attribuée à Finiguerra ; sur cette dernière, le plateau supportant les yeux de sainte Claire cache en partie le nimbe de la sainte agenouillée placée devant elle, tandis que les fleurs que présente cette dernière à la Vierge son en partie recouvertes par le manteau marial. Soulignons aussi que la Washington Gallery conserve une plaque d’argent niellée [Fig. 5] qui ressemble trait pour trait à l’estampe originale attribuée à Finiguerra, mais qui n’en serait pas la matrice ; elle est en effet datée de la fin du XVIIIe ou du début du XIXe siècle. Simple œuvre inspirée ou création volontairement trompeuse ? Quant au cadre qui borde la composition centrale de l’estampe, il semble ne pas être de la même main que la composition centrale : les traits sont moins fins, les proportions moins harmonieuses, le rendu final moins précis. Le style, en revanche, s’inscrit pleinement dans la deuxième moitié du Quattrocento, avec ses citations de motifs antiques : pilastres cannelés à chapiteaux composites, entablement, masques, etc.

 

Fig. 6. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464) et Antonio POLLAIOLO (1432-1498). Le Maître d’école, vers 1459-1464. Nielle, 5,8 x 5,4 cm. Paris, musée du Louvre

 

Fig. 7. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464) et Antonio POLLAIOLO (1432-1498). Le Jugement de Pâris, vers 1459-1464. Nielle, 6,1 x 4,4 cm. Paris, musée du Louvre

 

Fig. 8. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464) et Antonio POLLAIOLO (1432-1498). La Justice, vers 1459-1464. Nielle, 9,3 x 6,1 cm (feuille). Paris, musée du Louvre

 

Le musée du Louvre conserve quelques nielles qui peuvent être attribués à Maso Finiguerra et à Antonio Pollaiolo. On sait que ces deux grands orfèvres ont collaboré à des créations communes, entre 1459 et 1464, sans que l’on sache vraiment quel était leur degré de participation respectif. Certains historiens de l’art donnent les dessins à Pollaiolo et l’exécution des plaques à Finiguerra, tandis que d’autres ne voient dans ces nielles que des copies d’œuvres de Pollaiolo par Finiguerra ou son atelier. On retrouve dans tous les cas, ici aussi, des influences de Filippo Lippi. Citons Le Maître d’école, Le Jugement de Pâris et La Justice [Fig. 6, 7 et 8]. Cette dernière estampe serait la première œuvre issue de la collaboration entre les deux maîtres. Le sujet semble bien issu de Pollaiolo, qui l’a peint plus tard vers 1470 (Florence, Musée des Offices).

Le Louvre conserve également une estampe figurant La Crucifixion [Fig. 9], attribuée à Maso Finiguerra, peut-être aidé ici aussi par Pollaiolo. Cette œuvre, qui provient de la collection Rothschild, est très similaire à une autre, conservée au Metropolitan Museum de New York [Fig. 11], qui figure la même scène, à la différence que les hachures figurant les ombres sont effacées ou inexistantes. Cette dernière épreuve aurait été tirée grâce à l’empreinte en soufre réalisée d’après une plaque niellée conservée à la Washington Gallery [Fig. 10]. Ces œuvres permettent de bien comprendre le processus de création et d’impression des nielles-estampes, et de montrer la complexité des attributions, tant on peut noter des différences sur des épreuves à première vue semblables.

 

Fig. 9. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464) et Antonio POLLAIOLO (1432-1498). La Crucifixion. Nielle, 8 x 6,3 cm (feuille). Paris, musée du Louvre

 

Fig. 10. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464). La Crucifixion. Plaque en argent niellé, cadre en bois stuqué et doré. 19,4 x 12,1 cm (avec le cadre). Washingon, National Gallery of Art

 

Fig. 11. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464). La Crucifixion. Nielle, 8,1 x 6,3 cm (feuille). New York, Metropolitan Museum of Art

 

Parmi les œuvres dont non seulement l’attribution, mais la datation même font débat, citons L’Adoration des Mages [Fig. 12]. La composition étagée, les nimbes aplatis et rayonnants, le traitement des figures permettent à certains auteurs de l’attribuer à Maso Finiguerra. D’autres relèvent des similitudes avec le style de Gentile da Fabriano (v.1370-1427), auteur lui-même d’une célèbre Adoration des Mages peinte en 1423 (Florence, musée des Offices). D’autres, sans pouvoir l’attribuer à un artiste en particulier, la datent bien du XVe siècle. Or, certains historiens de l’art n’y voient qu’une copie du XIXe siècle, tandis que d’autres encore pensent à un travail tardif du XVIIIe siècle dans le goût du XIVe. Il s’agit là du parfait exemple de la complexité de l’étude des nielles italiens du Quattrocento.

Une autre problématique émerge, lorsque l’on connaît des matrices, de véritables nielles du Quattrocento, dont il n’est pas certains qu’elles ont servi à imprimer les nielles-estampes correspondants à cette époque. Prenons l’exemple de La Conversion de saint Paul [Fig. 13]. L’iconographie est traditionnelle, et le style correspond bien aux poncifs du XVe siècle à Florence. La plaque en argent qui a servi à imprimer cette estampe est conservée au musée du Bargello. Sa datation ne fait l’objet d’aucun débat : on sait qu’elle a été fabriquée à la demande de la confrérie de Saint-Paul, vers 1480, et qu’elle était conservée jusqu’en 1781 au couvent éponyme, à Florence. Fait intéressant, elle n’a pas été niellée. S’agirait-il alors d’une véritable matrice uniquement destinée à imprimer des gravures ? Probablement pas, puisqu’elle est en argent, métal précieux qui ne saurait être utilisé dans ce cas. S’agissant de l’attribution, il est difficile de se prononcer. On y décèle en tout cas l’influence de Pollaiolo. Les épreuves qui en ont été tirées ne datent sans doute pas du XVe siècle, mais plutôt du XVIIIe siècle. Elles sont donc tardives, mais ne sauraient toutefois être considérées comme des faux, puisqu’elles ont bien été tirées à partir de la plaque du Bargello.

Si les sujets religieux sont bien entendu très représentés, les sujets mythologiques et profanes sont également nombreux. Dans les premiers, le goût de l’antique et de son répertoire ornemental s’exprime pleinement. Citons une pièce tardive, du début du XVIe siècle, un temps attribuée à Raimondi : Le Triomphe de Neptune [Fig. 1]. Debout sur son char tiré par deux chevaux marins, accostés de deux tritons, le dieu des Mers brandit son trident. Le mouvement et la vitesse sont traduits par les écharpes virevoltantes qui se déroulent autour des personnages et dévoilent leur nudité héroïque. On reconnaît toutes les caractéristiques des nielles-estampes : petites dimensions, traits fins et serrés, motifs se dégageant en blanc sur un fond noir très dense.

Parmi les sujets profanes, le plus charmant, si l’on peut dire, est L’Aiguiseur de couteau [Fig. 14], daté de la fin du XVe siècle. L’artisan ambulant est figuré de dos, au travail sur sa meule fixée à son établi roulant. Un amour, posé dessus et vu de face, urine sur la meule afin de la lubrifier. A l’arrière-plan, deux personnages masculins, sans doute des clients, détournent le regard, vers l’extérieur de l’image. Il s’agit de l’une des premières scènes humoristiques florentines. On remarque aussi le fond blanc de l’épreuve, rare pour les nielles-estampes.

 

Fig. 12. L’Adoration des Mages. Florence, XVe, XVIIIe ou XIXe siècle. Nielle, 11,3 x 11 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 13. La Conversion de saint Paul. Florence, tirage moderne d’après une plaque de la 2e moitié du XVe siècle. Nielle, 12,4 x 8,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 14. L’Aiguiseur de couteau. Florence, fin du XVe siècle. Nielle, 5,2 x 4,6 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

4. L'école bolonaise: Francesco Francia et Peregrino da Cesena

L’autre grand centre de création de nielles-estampes en Italie est Bologne. Y exercent notamment deux graveurs, Francesco Francia et Peregrino da Cesena ; nous verrons que ce dernier ne produisait pas vraiment des nielles, mais des gravures à la manière de nielles.

Francesco Francia (v.1450-1517) est, comme nombre de ses contemporains, un artiste aux multiples facettes. Il est d’abord orfèvre – on sait qu’il s’est inscrit dans la corporation bolonaise des orfèvres en 1482, – et manifeste un talent reconnu dès son époque. Vasari parle de « nielles de très grande qualité ». L’astrologue Camillio Leonardi, dans son ouvrage Speculum Lapidum (Venise, 1516), indique qu’il connaît « un homme très célèbre et d’une haute réputation, François de Bologne, dit Franza, qui dans de très petits médaillons, c’est-à-dire sur des plaques d’argent, représente gravé tant d’hommes, d’animaux, de montagnes, d’arbres, de châteaux, en tant d’attitudes et de positions différentes que cela est merveilleux à voir et à dire ». On sait que Francia était aussi graveur de monnaie – il devient maître des monnaies de la Ville de Bologne – et peintre. On conserve encore certaines de ses peintures, marquées par le style de Pérugin puis par celui de Raphaël, qu’il admirait. Quant au fait qu’il ait également été graveur de caractères et imprimeur, nous en sommes moins sûr ; en effet, l’existence d’un homonyme exerçant cette profession à Bologne à la même époque fait pencher pour une confusion entre les deux artistes.

Quoiqu’il en soit, Francesco Francia avait toutes les qualités nécessaires pour s’initier à l’art nouveau de l’estampe. On sait qu’il a joué un rôle majeur dans le développement des nielles imprimés à Bologne. Malheureusement, faute de sources, il est difficile d’attribuer avec certitude des nielles-estampes à Francesco Francia. L’influence qu’il a eu sur les autres graveurs bolonais de l’époque, les copies ou interprétations de ses élèves – parmi lesquels figurent Peregrino da Cesena et Marc-Antoine Raimondi – brouillent les pistes. Ainsi, seule une petite dizaine de nielles peuvent lui être attribués, sans certitude.

Parmi les œuvres attribuées à Francisco Francia ou à son école, citons un Hommage à Vénus [Fig. 15], médaillon figurant une scène à l’antique. La déesse de l’amour, qui n’est peut-être qu’une femme, est entourée par trois hommes et un satyre qui semblent danser en tourant autour d’elle. Ils portent divers emblèmes qu’il est difficile d’interpréter. On retrouve dans tous les cas le goût pour l’antique et les sujets complexes, caractéristique de la Renaissance. Autre scène à l’antique, Arion abordant au Pirée [Fig. 16], petit nielle figurant ce poète et musicien grec chevauchant un dauphin, près de rochers surmontés d’habitations et de remparts stylisés, symbolisant le port d’Athènes. On y voit toutes les caractéristiques des nielles-estampes – petit format, traits précis, contours bien délimités, fond noir hachuré.

Si l’antique séduit tant les artistes de la deuxième moitié du Quattrocento, ils n’en délaissent pas moins les sujets religieux. En témoigne un très beau Saint Sébastien [Fig. 17], donné à Francesco Francia ou son école. Si on y voit bien l’iconographie traditionnelle de ce martyr – flèches transperçant son corps, bras attachés à un tronc d’arbre – on remarque aussi que son corps presque nu, musclé, marqué par un contrapposto certes fort exagéré, reprend les canons de la sculpture antique. A l’arrière-plan, le paysage se détache, sans véritable profondeur, sur un fond noir, comme souvent dans les nielles-estampes. Le traitement des arbres et de ce fond paysagé n'est pas s'en rappeler le style de Pérugin, dont on a vu qu'il séduisit beaucoup Francia.

 

 

Fig. 15. Francesco FRANCIA (v.1450-1517) ou son école. Hommage à Vénus, ou Femme assise au milieu de trois hommes et d’un satyre. Nielle ou gravure en manière de nielle, 2e état, D : 60 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

 

Fig. 16. Francesco FRANCIA (v.1450-1517) ou son école. Arion abordant au Pirée. Nielle, 4 x 2,6 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 17. Francesco FRANCIA (v.1450-1517) ou son école. Saint Sébastien. Nielle, 5,6 x 3,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Peregrino da Cesena est un artiste mystérieux, dont on ne connaît rien de la vie, et dont le nom a été déduit à partir de son monogramme et ses diverses signatures. Son style le rattache indéniablement à l’école bolonaise, et on pense qu’il a pu être l’élève de Francesco Francia. De nombreuses estampes lui sont attribuées, mais on doute sur le fait qu’il s’agisse de véritables nielles. Le fait que les inscriptions se lisent dans le bon sens, et que ses œuvres sont très souvent signées – alors que les graveurs de nielles ne signaient quasiment jamais – font plutôt penser à des gravures à la manière de nielle, ayant peut-être pour objet de servir de modèles aux orfèvres. Ainsi, Peregrino da Cesena aurait été un véritable graveur, mais encore marqué par le style induit par la technique des nielles : motifs blancs sur fonds noirs, finesse des détails, faibles dimensions des feuilles…

L’une des œuvres les plus importantes de Peregrino da Cesena est sans nul doute La Résurrection [Fig. 18], puisque cette œuvre est clairement signée à la base de la feuille, sous le trait carré, « DE – OPUS – PEREGRINI – CFs ». Cette signature, parmi les plus complètes de cet artiste, permet de connaître son nom. La composition, avec son étagement de personnages, est classique pour l’époque ; au premier plan, les soldats sont endormis devant le tombeau vide ; à l’arrière-plan, la foule ayant assisté à l’exécution du Christ et des deux larrons s’en retourne dans Jérusalem, tandis que dans les Cieux le Christ victorieux s’élève vers des nuées d’anges. Comme pour le Saint Sébastien de Francia, son corps musclé, en position de contrapposto, s’inspire des canons antiques. Il s’agit donc d’une œuvre typique de la première Renaissance italienne, faisant la transition entre les primitifs (traitement de la profondeur grâce à l’étagement des personnages, approximations de la perspective) et les grands maîtres du tournant du XVIe siècle.

Le Triomphe de Mars [Fig. 20] offre la vision d’un sujet antique parmi les plus prisés au XVe siècle, celui de la parade militaire, ici traitée par le biais de la mythologie. On songe notamment, à la même époque, au Triomphe de César de Mantegna, œuvre peinte, dessinée mais aussi traduite en gravure, par le maître ou ses élèves. Ce nielle de Peregrino da Cesena n’atteint pas le même degré de perfection que Mantegna, mais présente toutefois une belle maîtrise des proportions des corps, ici aussi bien musclés et inspirés de la statuaire gréco-romaine. On remarque le monogramme de l’artiste inscrit sur une sphère posée à l’avant du char, sur laquelle prend pied l’Amour aveugle. On retrouve, comme souvent, le fond noir si caractéristique des nielles-estampes, obtenu par des tailles fines, multiples et entrecroisées.

Une part importante de l’œuvre de Peregrino da Cesena est consacrée aux arabesques. Ces compositions, à la complexité plus ou moins poussée, charment l’œil par les multiples détails qu’elles renferment et leur indéniable qualité décorative. Citons par exemple l’une des arabesques de Cesena conservée au musée du Louvre [Fig. 19], signée par son monogramme à la base de la sorte de candélabre qui s’élève sur toute la hauteur de l’estampe. De part et d’autre, disposés de manière symétrique, s’adossent, de bas en haut, des enfants chevauchant des créatures à têtes monstrueuses, des chimères, un couple de satyres tenant des flambeaux flanqués d’un étendard, et une autre sorte de chimères. Le motif des arabesques, également appelés grotesques, connut un grand succès à partir de la fin du XVe siècle. Ils s’inspirent des peintures et bas-reliefs romains découvertes dans les ruines antiques. Les grotesques de la Loggia de Raphaël, peints au Vatican par le Maître et ses élèves entre 1517 et 1519, constituent sans doute les œuvres les plus abouties dans ce genre.

 

Fig. 18. Peregrino DA CESENA. La Résurrection. Nielle, 3e état, 8,5 x 6,4 cm (feuille). Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 19. Peregrino DA CESENA. Arabesques avec deux enfants, deux satyres et des animaux. Nielle, 7,4 x 3,4 cm (feuille). Paris, musée du Louvre

 

Fig. 20. Peregrino DA CESENA. Le Triomphe de Mars. Nielle, 1er état, 5,9 x 9,4 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

En dehors de ces artistes connus, il ne faut pas oublier tous les orfèvres et graveurs anonymes, oubliés, non identifiés, qui nous ont eux aussi laissé des nielles-estampes. Tous se rattachent à ce style de la première Renaissance italienne, se réfèrent aux mêmes modèles, aux mêmes sources. Tous peuvent être considérés comme les initiateurs de la gravure au burin en Italie.

 

Sources et bibliographie

  • Gisèle LAMBERT. Les premières gravures italiennes, Quattrocento – début du Cinquecento. Inventaire de la collection du département des Estampes et de la Photographie. Paris, Bibliothèque nationale de France, 1999
  • Henri DELABORDE. La gravure en Italie avant Marc-Antoine (1452-1505). Paris, J. Rouam, 1883
  • Georges DUPLESSIS. Histoire de la gravure en Italie, en Espagne, en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Angleterre et en France. Paris, Hachette, 1880
  • Jean-Eugène BERSIER. La gravure : les procédés, l’histoire. 4e édition. Paris, Berger-Levrault, 1984
  • Eugène ROUIR. La gravure des origines au XVIe siècle. Paris, Editions Somogy, 1971
  • Johann David PASSAVANT. Le peintre-graveur. Tome Premier. Leipzig, Rudolph Weigel, 1860
  • Sites internet du musée du Louvre et de la Bibliothèque nationale de France

Date de dernière mise à jour : 21/10/2024