La gravure primitive (fin du XIVe - début du XVe siècle)

 

 

L'histoire de la gravure en Occident débute à la fin du Moyen Âge, au tournant du XVe siècle. Les gravures primitives, c'est-à-dire celles produites entre 1400 et 1450 environ, sont peu nombreuses à être arrivées jusqu'à nous. Leur rareté renforce la part de mystère qui les entoure. En effet, l'origine de la gravure occidentale a donné lieu à diverses hypothèses, tout comme leur datation et leur lieu de création.

Le Christ au Mont des Oliviers, vers 1420. Gravure sur bois de fil, coloriée, 25,9 x 18,7 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

I - Contexte artistique et technique

 

1. Le style gothique international

Le tournant du XVe siècle est marqué, dans les arts, par le style gothique international. Également qualifié d’aristocratique, il doit son nom au fait qu’il s’est développé en Europe dans des régions fort éloignées les unes des autres, avec certes des variantes régionales, mais aussi des caractères communs. Art de cour, privilégiant les courbes, le raffinement des attitudes et les couleurs brillantes, il témoigne du goût des princes pour le faste.

Le développement de ce style a été rendu possible par la mobilité accrue des artistes à la fin du Moyen Âge. Ces derniers voyagent plus, pour satisfaire des commanditaires toujours plus éloignés. Les modèles circulent également, dessinés sur des carnets (on songe au carnet de modèles de Jacquemart de Hesdin, attribué à son entourage [Fig.1]) ou, comme nous allons le voir, grâce aux premières gravures, qui apparaissent à cette époque.

S’il est difficile parfois de déterminer l’origine des artistes ayant réalisé les œuvres de cette période, du fait de l’homogénéité du gothique international, on connaît toutefois le nom de certains artistes : André BEAUNEVEU (vers 1330-1401/1403), peintre et sculpteur actif en France ; Claus SLUTER (vers 1355-1406) et Claus DE WERVE (1380-1406), sculpteurs hollandais au service des ducs de Bourgogne ; Jean DE CAMBRAI (vers 1350-1438), sculpteur d’origine flamande ayant travaillé pour le duc de Berry ; le Maître de Boucicaut, enlumineur actif dans le premier quart du XVe siècle ; Jean DE BEAUMETZ (vers 1335-1396), Jean MALOUEL (vers 1370-1415) et Henri BELLECHOSE (avant 1415-vers 1445) [Fig. 2], peintres au service des ducs de Bourgogne ; les frères LIMBOURG, peintre enlumineurs des célèbres Très Riches Heures du duc de Berry [Fig. 3]. La miniature consacrée au mois de janvier est représentative du style gothique international, et permet de s'imprégner de l'atmosphère de l'époque. S'agissant du style, on retrouve les couleurs vives et chatoyantes, la préciosité des gestes et des mouvements, la précision et le goût des détails. Tout ceci met en exergue le luxe et le faste déployé par les grands princes de l'époque, ici le duc de Berry, représenté à droite, vêtu d'une longue robe bleue brodée d'or et coiffé d'un chapeau en fourrure. Les écuyers tranchants (les deux personnages vus de dos, au centre) portent une écharpe blanche nouée autour du cou, symbole des Armagnacs pendant la guerre de Cent Ans.

 

2. Le développement du papier : facteur d’apparition de la gravure

Le développement de l’estampe, comme celui de l’imprimerie, a été rendu possible grâce à la fabrication, en Europe, de papier. Connu en Chine depuis le IIe siècle av. J.-C., et depuis le VIIIe siècle par les Arabes, ce n’est qu’au XIIe siècle que l’on commence à en fabriquer en Italie et en Espagne, puis plus tard en France, en Allemagne et en Hollande. C’était un produit de luxe, très cher, et il faut attendre le XIVe siècle pour que l’industrie du papier commence à se développer pleinement, et le XVIe siècle pour qu’il supplante le parchemin.

Pour l’estampe, le papier constitue un meilleur support que le parchemin. En effet, ce dernier matériau accroche mal l’encre imprimée par la matrice, bien qu’il ait toutefois été utilisé pour réaliser des gravures. Le papier, lui, absorbe l’encre et la fixe plus nettement et durablement. On comprend dès lors que le développement de sa fabrication ait permis celui de la gravure en Europe.

 

 

 

 

 

 

Feuille du carnet de Jacquemart de Hesdin

Fig. 1. Carnet de Jacquemart de Hesdin, Paris, dernier quart du XIVe siècle. Sept folios en planches de buis recouvertes de gesso, 12,9 x 7 cm. New York, The Pierpont Morgan Library

 

 

Henri BELLECHOSE. Retable de saint Denis, 1416. Paris, musée du Louvre

Fig. 2. Henri BELLECHOSE. Retable de saint Denis, 1416. Tempera et or sur panneau de bois, 162 x 211 cm. Paris, musée du Louvre

 

Très riches Heures du duc de Berry - Mois de Janvier

Fig. 3. Attribué aux frères LIMBOURG. Le mois de Janvier, in Les Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416. Peinture et or sur vélin. 29 x 21 cm. Chantilly, musée Condé

II - Hypothèses sur les origines de la gravure en Occident

 

L’origine des premières gravures est trouble, et a donné lieu à plusieurs hypothèses. Certains voient les premières gravures dans les patrons d’orfèvre, d’autres dans les cartes à jouer, d’autres encore dans les tissus décorés grâce à la technique de l’estampage. Il se pourrait même que le principe de la gravure existait déjà au XIIIe siècle, où il aurait été employé par les enlumineurs.

 

1. Les patrons d’orfèvre

La gravure sur métal, en relief ou en creux, technique employée en orfèvrerie, peut être vue comme l’ancêtre de la gravure imprimée sur papier. Au Moyen Âge, on fabriquait dans les ateliers d’orfèvre des patrons, qui servaient de modèle. Pour conserver leurs modèles, les orfèvres gravaient leurs motifs sur des plaques en métal, appelées « patrons ». Un document daté de 1398 relate une querelle mortelle entre trois artistes de Poitiers, ayant pour origine le vol de tels patrons. Or, une fois encrés, ces derniers peuvent être imprimés sur papier, à la manière d’une estampe au sens où nous l’entendons aujourd’hui. On peut citer à ce sujet le Chemin de croix et le Calvaire, exécuté au milieu du XVe siècle, dont les lettres inversées sur la feuille montrent que la matrice en métal n’était pas destinée à imprimer des estampes, mais qu’elle était en réalité un patron. Il s’agit d’un bel exemple de gravure en relief sur métal, et ce à divers titres : variété et naturel des attitudes, grandeur et noblesse de la composition, superposition savante des petites scènes. Cette œuvre montre une manière de graver sur le métal parfaitement maîtrisée, maîtrise que l’on ne retrouve pas toujours chez les graveurs sur bois de l’époque.

Les nielles italiens témoignent de la même maîtrise de la gravure sur métal. On attribue à l’orfèvre florentin Maso FINIGUERRA (1426-1464) une plaque en nielle, vraisemblablement destinée à servir de baiser de paix, qui figure le Couronnement de la Vierge, oeuvre surnommée La Paix [Fig. 4]. Afin d’en conserver le patron, il en tira une épreuve sur papier avant de couler le nielle dans les traits de la gravure. Beaucoup y ont vu l’origine de la gravure en creux sur métal. C’est le cas de Vasari, peintre et historiographe des artistes de la Renaissance, qui date la naissance de la gravure en creux de La Paix de Finiguerra. On a longtemps cru qu’une estampe du même titre [Fig. 5], conservée à la Bibliothèque nationale de France, avait été réalisée à partir du nielle de Finiguerra, ce qui a depuis été contredit. Le musée du Louvre possède également une gravure au souffre attribuée à Finiguerra [Fig. 6], et qui serait la traduction sur papier du même nielle.

Quoiqu’il en soit, on voit ici que les techniques de la gravure en creux et en relief sur métal, qui existent depuis longtemps en orfèvrerie, ont été détournées pour imprimer des estampes depuis au moins le XIVe siècle.

Fig. 5. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464). Le Couronnement de la Vierge, 1452. Gravure en taille-douce d’après un nielle, 12,8 x 8,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 4. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464). Le Couronnement de la Vierge, 1452. Plaque en argent niellé. Florence, musée du Bargello

Fig. 6. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464). Le Couronnement de la Vierge, 1452. Gravure en taille-douce au souffre d’après un nielle, 12,8 x 8,6 cm (trait carré), 13,7 x 9,3 cm (feuille). Paris, musée du Louvre

2. Les cartes à jouer

Une hypothèse veut que les premières gravures imprimées sur papier aient été des cartes à jouer. On sait que les jeux de cartes existaient en Chine et en Inde depuis au moins le XIIe siècle, et que les Arabes y jouèrent également à partir de ce siècle. Les figures représentées sur ces cartes étaient issus du monde militaire, puisqu’il s’agissait des souverains et de leurs armées.

En Europe, les cartes ne furent introduites qu’au XIVe siècle, sans doute rapportées d’Orient par les grands voyageurs. C’est le chroniqueur Nicolas Corvelluzo qui les mentionne pour la première fois : « En l’an 1379 fut introduit à Viterbe le jeu de cartes qui vient du pays des Sarrasins ». En Italie, on les connaît sous le nom de naïbis, puis de tarots. Un cartier, Antonio di Giovanni di Ser, est connu à Bologne en 1395. Des documents du milieu du XVe siècle signalent l’existence à Lyon de « tailleurs de moules » à cartes, c’est-à-dire de matrices en bois servant à les imprimer. On trouve en Allemagne, dans des documents datées de 1402, 1417 et 1441, les termes de kartenmaler (« peintre de cartes ») et de kartenmacher (« fabricant de cartes »).

Malgré la condamnation des jeux de hasard par l’Eglise, appuyée par les souverains, donnant lieu à des bûchers de jeux sur les places publiques (on songe aux prédications de saint Bernardin de Sienne, entre autres), l’industrie des cartiers devint prospère à la fin du XIVe siècle. Les plus importants centres de fabrication se trouvaient en Europe du Nord, notamment à Ulm et à Haarlem. N’ayant pu empêcher la production des cartes à jouer, les pouvoirs publics s’attachèrent à protéger cette activité, en empêchant notamment leur importation. Ainsi, la République de Venise publia un décret en 1441 interdisant l’importation de tout ouvrage estampé ou peint sur toile ou sur bois, afin de protéger la fabrication locale des cartes, mise en péril par la concurrence étrangère.

Sans qu’on puisse l’affirmer avec certitude, le développement des cartes a sans doute joué un rôle dans l’apparition de la gravure sur bois en Europe. Et si certains refusent de les considérer comme des estampes à proprement parler, il faut reconnaître la beauté de certains jeux et le degré de maîtrise technique de certains cartiers. Citons les cartes du Maître des cartes à jouer, créées avant 1446 en taille-douce, les cartes du cartier lyonnais François CLERC [Fig. 7], le jeu de cartes de Jean DE DALE, vers 1480 [Fig. 8], celui de Pierre Cayon, daté de 1495, ces deux derniers ayant été réalisés en xylographie, ou encore les cartes gravées en taille-douce par le Maître de 1466 à Ulm.

 

 

 

François CLERC. Planche de cartes à jouer, Lyon, 1485-1496

Fig. 7. François CLERC. Planche de cartes à jouer, Lyon, 1485-1496. Gravures sur bois de fil coloriées au pochoir. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Jean de DALE. Carte à jouer, Lyon, vers 1480

Fig. 8. Jean de DALE. Carte à jouer, Lyon, vers 1480. Gravure sur bois de fil. Paris, Bibliothèque nationale de France

3. Gravure sur tissu ou gravure sur papier ?

Plusieurs documents de la fin du XIVe siècle mentionnent, en France et en Allemagne, l’existence de graveurs sur bois. Un manuscrit daté de 1377 relate le paiement d’une somme d’argent par la fabrique du chapitre de Sainte-Croix de Cambrai à un certain Jean Cruspondière, de Saint-Omer, « pro factura ymaginum lignearum », c’est-à-dire pour la fabrication d’images en bois. Les comptes de la Chartreuse de Dijon, en Bourgogne, mentionnent un paiement effectué en 1393 à un charpentier, Jehan Baudet, pour la taille de « molles et de tables » destinées à une chapelle. Dans le Saint-Empire germanique, l’emploi du terme formschneider, littéralement « découpeur de formes », est attesté en 1398. Ces trois mentions d’un travail de gravure sur bois ne prouvent toutefois pas l’existence de gravures tirées sur papier ou parchemin. Elles renvoient plutôt à la création de formes en bois servant à imprimer des motifs sur des pièces textiles, des devants d’autel par exemple.

Il existait en effet, en Europe, des corporations de créateurs de moules servant à la fabrication d’étoffes peintes. Dans son Libro dell’arte o trattato della pittura (« Livre de l’Art ou traité de la peinture »), achevé en 1437, le peintre toscan Cennino Cennini (v.1360-v.1440) nous donne la technique de fabrication de ces étoffes. On se rend compte que la réalisation de la forme en bois suit exactement le même processus que celui de la fabrication d’une gravure sur bois de fil. On peut donc considérer que l’impression de motifs sur tissu a préparé l’apparition de la gravure imprimée sur papier.

L’étude du plus ancien bois gravé connu, le Bois Protat [Fig. 9, 10 et 11], daté de la fin du XIVe siècle voire du tout début du XVe, permet d’aborder ce débat sur la fonction des premières matrices en bois gravé, à savoir si elles servaient uniquement à imprimer des motifs sur tissu, ou bien aussi sur des feuilles de papier. Cette matrice en noyer, mesurant environ 60 x 20 cm, a été découverte en 1899 à Laives, commune de Saône-et-Loire en Bourgogne, sous le dallage d’une maison, ancienne dépendance de l’abbaye de La Ferté. Elle doit son nom à un imprimeur, Jules Protat, qui en fit l’acquisition et qui la confia à Henri Bouchot, conservateur du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de France de 1898 à 1906. Le bois est gravé sur ses deux faces : on reconnaît, malgré leur état fragmentaire, d’un côté l’Annonciation, et de l’autre la Crucifixion. Le traitement des personnages, et notamment de leur costume, rattache le Bois Protat au style gothique international.

Les dimensions importantes du Bois Protat, qui doivent être doublées pour obtenir l’image entière d’origine, conduisirent Henri Bouchot, qui l’étudia le premier, à penser qu’il n’avait pas pu servir à imprimer des gravures sur papier, mais seulement sur tissu. Bouchot considérait aussi qu’il avait été réalisé en Bourgogne. Ses thèses ont depuis été remises en cause. On a en effet retrouvé les preuves de l’existence à cette époque de feuilles de papier dont le format permettait tout à fait d’accueillir une impression depuis une matrice de la taille du Bois Protat. Il a donc pu servir à réaliser des estampes sur papier. Aussi, l’origine française de cette planche est contestable, d’autant plus que le style gothique international, comme son nom l’indique, s’est développé dans toute l’Europe. Le Bois Protat pourrait donc avoir une origine étrangère, germanique notamment, l’Allemagne étant le berceau de la gravure occidentale.

Fig. 9. Bois Protat, vers 1400-1450. Planche de noyer gravé en relief, 60,5 x 24,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 10. Bois Protat - La Crucifixion

Fig. 11. Bois Protat, L'Annonciation

4. Des lettrines et des figures imprimées dans les manuscrits ?

Lorsqu’on regarde des manuscrits du XIIIe ou XIVe siècle, on peut remarquer, au revers des lettrines ou divers décors enluminés, un relief qui suit les contours de ces motifs. A quoi ce relief est-il dû ? Deux hypothèses : soit il s’agit de la trace d’un travail de préparation ou de brunissage laissée par l’enlumineur, soit il s’agit de la preuve que ces lettrines ou décors ont été imprimés à l’aide d’une forme en bois ou en métal. Dans ce dernier cas, le relief serait la trace de la frappe de la matrice. Il est difficile de le démontrer avec certitude, la peinture et la dorure recouvrant les lignes empêchant de voir les lignes du dessin sous-jacent.

Si ces motifs gravés étaient ensuite peints à la main, de manière à donner l’illusion d’un travail intégralement manuscrit, c’est que la corporation des enlumineurs s’opposait vivement à l’impression d’images, qui leur faisait évidemment concurrence. Les images imprimées sur papier étaient vues comme des sortes de contrefaçons, et leurs auteurs étaient ainsi poursuivis. On comprend donc pourquoi les premières estampes passèrent pour des dessins faits à la main, et pourquoi elles n’étaient pas signées. Il fallut attendre le XVe siècle, et notamment la création de la première imprimerie officielle à la Sorbonne en 1470, pour que les graveurs sortent de l’ombre et signent leurs œuvres.

 

 

III - Les gravures primitives

 

Le débat passionnant sur les origines de la gravure ne sera sans doute jamais tranché. Ces incertitudes n’empêchent pas de constater qu’au début du XVe siècle au moins, il existe des gravures imprimées sur des feuilles de papier libres. A quoi ressemblaient donc ces premières gravures ? Qui sont leurs auteurs ? Quelles étaient leurs fonctions ? 

Toujours dans son Libro dell’arte, Cennini rapporte que des peintres utilisaient la gravure pour reproduire leurs œuvres en plusieurs exemplaires. Cette activité de reproduction était toutefois accessoire. A l’origine, les premières gravures étaient surtout destinées à remplacer les miniatures et les lettres enluminées des manuscrits, ce qui constituait, comme on l’a vu, une entorse au privilège des peintres enlumineurs, qui avaient l’exclusivité de la réalisation des enluminures. On peut donc voir ces premières gravures comme des falsifications, ce qui entraîna plusieurs procès. Ceux dont la connaissance nous est parvenue prouvent l’existence des gravures à cette époque.

Ainsi, dans un jugement du 1er avril 1426, rendu par les échevins de Bruges suite aux protestations de peintres de la ville, il fut décidé que toute personne résidant dans la ville aurait le droit de créer des images visant à illustrer les livres ou les rouleaux manuscrits. Il était dorénavant interdit d’importer des images isolées, et tout fabricant d’images devait les signer à l’aide d’une marque, déposée chez le doyen de la corporation des peintres. Les images étrangères dont l’importation est proscrite par ce jugement provenaient d’Allemagne, d’Utrecht notamment. Elles servaient de modèles aux peintres brugeois, qui n’hésitaient pas d’ailleurs à les vendre à la feuille ou réunies dans des volumes. Ce jugement apporte donc la preuve de l'existence des gravures depuis au moins le premier quart du XVe siècle.

Hormis les corporations de peintres, celles des charpentiers ont également pu se sentir lésées par le développement de la gravure. C’est ainsi qu’à Louvain, en 1452, la corporation des charpentiers intenta un procès à un certain Jean van den Bergh, fabricant d’images, qui exerçait en dehors de leur corporation. Il considérait que sa profession de graveur était différente de celle de charpentier, mais les magistrats de la ville donnèrent raison aux charpentiers, en assimilant le métier de graveur sur bois au leur.

Dans les monastères, les moines échappaient aux règles des corporations et pouvaient concurrencer librement les peintres. C’est là que furent sans doute créées les premières gravures, qui figuraient des sujets religieux. Distribuées aux fidèles, voire vendues par les moines prêcheurs, elles avaient pour but de propager et de renforcer la foi chrétienne. Cette diffusion fut encouragée par l’Eglise et entrait dans le système des Indulgences. L’octroi des indulgences fut réglementé par le pape avignonnais Clément VI (r.1342-1352), et certains auteurs font remonter les premières gravures à son pontificat. En effet, elles auraient servies de support, en quelque sorte, à l’achat d’une indulgence : en échange de la somme d’argent versée correspondant au rachat de ses péchés, l’acquéreur se voyait remettre une image gravée et coloriée à la main, accompagnée d'un texte détaillant le nombre d'années de Purgatoire rachetées. Il ne s’agit toutefois que d’une hypothèse, puisqu’aucune gravure datant du XIVe siècle ne nous est parvenue.

Il existe en revanche des preuves indéniable du développement de la gravure dans les monastères. On peut notamment citer l’inventaire successoral de Jacqueline de Looz Heynsberg, abbesse de Thorn, en Hollande, retirée ensuite au couvent de Béthanie, près de Malines en Belgique. Ce document mentionne des formes en bois servant à imprimer des images, ainsi que des formes en pierre ayant la même fonction, de même que des pierres servant à broyer les pigments. Ce couvent possédait déjà, dans le second quart et peut-être même dans le premier quart du XVe siècle, une presse. Parmi les autres monastères qui créaient des gravures à cette époque, on peut citer ceux de Louvain, Alost, Utrecht, Gouda, Bois-le-Duc ou encore Cologne. Elles étaient diffusées dans toute l’Europe.

Les moines, ou les artisans qui travaillaient pour eux, s’inspiraient de l’art environnant pour créer leurs images gravées : les sculptures, les vitraux, les peintures, les tapisseries. Les premières gravures présentent des caractéristiques communes. En premier lieu, on remarque leur sobriété, le traitement simplifié des lignes, voire parfois quelques maladresses dans le rendu du dessin. Leur style global, ainsi que leur uniformité malgré les différents lieux de production, les rattachent au gothique international : les vêtements sont traités avec des lignes courbes et souples, les plis sont larges et se terminent en boucles. Les figures sont dessinées sur fond blanc, parfois colorié en noir pour accentuer leur effet. Les scènes sont dépourvues d’ombre, et sont enfermés dans un trait carré simple. Très souvent, ces estampes sont coloriées avec des couleurs franches : rouge, vert, ocre, bleu, noir. La quasi-totalité de ces gravures ont un sujet religieux : scènes de la vie et de la Passion du Christ, Vierge à l’Enfant, saints en pied avec leurs attributs ou subissant le martyre.

Si aujourd’hui ces pièces sont considérées comme de véritables œuvres d’art, d’autant plus précieuses que peu d’entre elles sont parvenues jusqu’à nous, leur fonction primitive n’était pas de satisfaire l’œil de leurs contemplateurs ou possesseurs. Comme nous l’avons vu, elles servaient à l’évangélisation des populations, et constituaient un support matériel aux indulgences. Elles étaient distribuées ou vendues lors des pèlerinages, on pouvait les obtenir dans les foires ou les monastères. Cousues aux vêtements, accrochées aux murs du foyer, collées à l’intérieur de coffres qui devenaient ainsi de petits oratoires une fois ouverts, emportées par les défunts dans la tombe, elles protégeaient leurs détenteurs face aux malheurs du quotidien et aux assauts du Mal.

L’une des gravures imprimées sur papier les plus anciennes est un Portement de croix, dont un exemplaire est conservé au musée du Louvre [Fig. 12]. Son style, et notamment les costumes des personnages, se rapprochent de celui du Bois Protat. Comme ce dernier, elle pourrait avoir une origine française. Mais le fait que la même estampe, conservée à Vienne, ait été découverte dans la couverture d’un registre impérial de l’empereur Sigismond (1368-1437) permet également de considérer qu’elle serait germanique. Plusieurs chercheurs la rapproche d’autres gravures allemandes primitives, comme La mort de la Vierge conservée à Munich [Fig. 13], ce qui conduirait donc à une attribution allemande. Comme pour le Bois Protat, on voit à quel point il est difficile de déterminer avec précision l’origine des gravures primitives.

Fig. 12. Portement de croix, Autriche ou Allemagne du Sud, vers 1410-1430. Gravure sur bois de fil, 26,6 x 39,2 cm (trait carré), 29 x 40,1 cm (feuille). Paris, musée du Louvre

Fig. 13. La Mort de la Vierge, Allemagne. Gravure sur bois de fil, coloriée. Munich, Staatliche Graphische Sammlung

D’autres œuvres se rattachent au Portement de croix du Louvre : Le Christ devant Hérode, xylographie conservée au British Museum de Londres, présente les mêmes caractéristiques stylistiques, et donc une datation similaire ; un Portement de croix, conservé à la Bibliothèque nationale de France [Fig. 14], de composition plus simple, est analogue par les costumes des personnages : Simon de Cyrène porte le même chapeau et effectue le même geste, un soldat porte le même casque que ceux de la gravure du Louvre. Ces deux gravures ont en commun les mêmes traits amples et larges, les mêmes plis sinueux se terminant en boucle, et l’absence d’ombre. Deux estampes figurant Saint Christophe, l’une conservée à la Ryland’s Library de Manchester [Fig. 15], l’autre au Louvre [Fig. 16], appartiennent au même groupe. Le trait est grossier et simplifié à l’extrême, l’image est dépourvue de valeurs d’ombre ou de relief, le traitement du sujet, et notamment la représentation de l’eau, est naïf.

Fig 14. Portement de croix, vers 1420. Gravure sur bois de fil, coloriée, 13 x 9 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig 15. Saint Christophe, Allemagne, vers 1425/1450. Gravure sur bois de fil, coloriée, 29,8 x 21 cm. Manchester, John Rylands Library

Fig 16. Saint Christophe, Allemagne, vers 1420-1430. Gravure sur bois de fil, 24,3 x 14,5 cm. Paris, musée du Louvre

Une xylographie figurant Saint Bénigne, Saint Cassien ou saint Erasme [Fig. 17], retrouvée en Bourgogne, présente un dessin aux traits larges. Les plis du vêtement sont amples. La chasuble, la mitre et la crosse sont rehaussées de rouge et d’ocre. Stylistiquement, cette gravure se rapproche des vitraux de la fin du XIVe siècle, ce qui permet de la dater de vers 1400. Le Saint Wolfgang tenant une hache [Fig. 18], à la datation plus tardive, s’en rapproche beaucoup.

Une autre gravure, sans doute la plus ancienne conservée à la Bibliothèque nationale de France, figure la Crucifixion [Fig. 19]. On y voit classiquement le Christ en croix entouré de la Vierge et de saint Jean. La composition est d’une extrême simplicité, et on retrouve les traits épais et les vêtements traités en larges plis terminés en boucles. On observe encore les traces de rehauts de couleurs, sur les manteaux de la Vierge et de saint Jean, dans les nimbes, et surtout pour traduire le sang du Christ dégoulinant de ses plaies.

Fig. 17. Saint Cassien / Saint Erasme / Saint Bénigne, vers 1400/1420. Gravure sur bois de fil, coloriée, 27,7 x 13,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 18. Saint Wolfgang, Autriche, vers 1420/1430. Gravure sur bois de fil, coloriée, 18 x 12,5 cm. Paris, musée du Louvre

Fig. 19. La Crucifixion, vers 1410/1425. Gravure sur bois de fil, coloriée, 12,8 x 9,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

L’une des plus belles gravures primitives est sans doute la Vierge à l’Enfant dite Vierge de Lyon, conservée à la Bibliothèque nationale de France [Fig. 20], qui doit son nom au lieu de sa découverte. Elle aurait une origine française, à en juger par le traitement du baldaquin gothique qui la surmonte, et surtout de sa couronne, dont le style évoque celui des manuscrits français de la seconde moitié du XIVe siècle. Le fond de petits carrés sur pointe, appelé « lacis », apparaît ici pour la première fois. Sa datation est toutefois débatue, certains ne la faisant pas remonter avant le milieu du XVe siècle. Toujours dans la thématique mariale, citons un Couronnement de la Vierge, belle gravure allemande aux traits nets et délicats [Fig. 21].

Fig. 20. Vierge de Lyon, France, vers 1400/1450. Gravure sur bois de fil, en partie coloriée, 21,4 x 9,6 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

 

Fig. 21. Le couronnement de la Vierge, Allemagne, vers 1420. Gravure sur bois de fil, coloriée, 20 x 27,6 cm. Munich, Staatliche Graphische Sammlung

 

 

IV - Débat sur la datation et le lieu de production des gravures primitives

 

La datation des gravures primitives, tout comme la détermination de leur lieu de création, est complexe et épineuse. Si, au XIXe siècle ou au début du XXe, les historiens et chercheurs avaient peu de scrupules à faire remonter tôt ces estampes, et à les attribuer à la France ou l’Allemagne selon leur origine propre, guidés par leur nationalisme respectif, les historiens contemporains se montrent beaucoup plus prudents. Certains en viennent même à douter qu’il ait existé des gravures au XIVe siècle. En tout cas, toutes les datations anciennes énoncées dans les ouvrages anciens ont été revues à la baisse.

On a ainsi tenté d’attribuer à chaque gravure primitive connue un lieu et une époque de production, en se basant sur leur lieu de découverte, leur style, le traitement des costumes, les éventuelles inscriptions, etc. Cette méthodologie est vaine car à cette époque, les modèles et les goûts circulaient dans toute l’Europe, et ce n’est pas pour rien que le style dominant au tournant du XVe siècle a été appelé gothique international. On retrouve des modèles communs en France, en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, qui certes peuvent avoir été traduits différemment, mais qui donnent aux estampes primitives une indéniable uniformité de style.

Seulement trois gravures de la première moitié du XVe siècle portent une date. Celle qui porte la date la plus ancienne est une Vierge à l’Enfant entourée de quatre saintes dans un jardin, [Fig. 22], datée de 1418 en chiffres romains au bas de la feuille. On voit, au centre d’un hortus conclusus, la Vierge assise portant l’Enfant Jésus, qui tend le bras vers sainte Catherine d’Alexandrie, qui fait face à sainte Barbe. En-dessous figurent sainte Dorothée à gauche, et sainte Marguerite d’Antioche à droite. On s’accorde à dire aujourd’hui qu’il s’agit de la copie d’une œuvre réalisée en 1418, et qu’elle daterait plutôt du milieu du XVe siècle. On peut appliquer le même raisonnement au Saint Christophe de Manchester, daté de 1423, ou au Martyre de saint Sébastien de l’Albertina de Vienne [Fig. 23], daté de 1437 : il est impossible de savoir si ces estampes ont été imprimées à partir des matrices réalisées à ces dates, ou bien s’il s’agit de copies ultérieures ayant repris la mention des dates originelles.

Dans de très rares cas, on peut dater assez précisément les gravures. C’est le cas par exemple du Repos pendant la fuite en Egypte et de Saint Jérôme [Fig. 23], toutes deux conservées à Vienne. Elles ont été retrouvées dans un manuscrit dont la partie la plus ancienne est une traduction allemande écrite en 1410, dédicacée à la comtesse Elisabeth de Moravie par l’évêque d’Olmutz Johann VIII. La partie la plus récente de ce manuscrit, un texte allemand de l’Ars moriendi, a été écrite en 1434. Etant donné que ces deux gravures ont été imprimées sur un papier portant le même filigrane que celui utilisé pour les textes, on peut affirmer que leur réalisation se situe entre ces deux dates.

Fig. 22. Vierge à l’Enfant entourée de quatre saintes, milieu du XVe siècle, d’après une œuvre de 1418 (dessin réalisé d'après la gravure, en mauvais état de conservation). Gravure sur bois de fil. Bruxelles, Bibliothèque royale

Fig. 23. Le martyre de saint Sébastien, Allemagne, vers 1450/1460, d’après une œuvre de 1437. Gravure sur bois de fil, coloriée, 18,7 x 12,1 cm. Vienne, Albertina

Fig. 24. Saint Jérôme., Autriche, vers 1430. Gravure sur bois de fil, coloriée, 29 x 21,5 cm. Vienne, Albertina

 

 

Le voile mystérieux qui recouvre en partie les origines de la gravure en Occident n’enlève rien à la beauté des estampes primitives. Au contraire, il renforce sans doute l’intérêt que l’on peut porter à ces œuvres, aussi naïves et maladroites qu’elles puissent nous paraître. A l’aube de la Renaissance, cet art nouveau issu de techniques anciennes va se développer et prendre, dans chaque foyer de production, une empreinte locale plus marquée. Alors que la gravure italienne s’éloigne des formes gothiques pour se tourner vers les modèles antiques, traités avec richesse et élégance, la gravure nordique, allemande surtout, va pousser le style gothique vers toujours plus de drapés aux plis secs et anguleux, enveloppant des personnages à la grâce sérieuse. Les graveurs français, quant à eux, sauront faire la synthèse entre les deux, créant ainsi un style propre et nuancé.

Date de dernière mise à jour : 27/08/2024