Le débat passionnant sur les origines de la gravure ne sera sans doute jamais tranché. Ces incertitudes n’empêchent pas de constater qu’au début du XVe siècle au moins, il existe des gravures imprimées sur des feuilles de papier libres. A quoi ressemblaient donc ces premières gravures ? Qui sont leurs auteurs ? Quelles étaient leurs fonctions ?
Toujours dans son Libro dell’arte, Cennini rapporte que des peintres utilisaient la gravure pour reproduire leurs œuvres en plusieurs exemplaires. Cette activité de reproduction était toutefois accessoire. A l’origine, les premières gravures étaient surtout destinées à remplacer les miniatures et les lettres enluminées des manuscrits, ce qui constituait, comme on l’a vu, une entorse au privilège des peintres enlumineurs, qui avaient l’exclusivité de la réalisation des enluminures. On peut donc voir ces premières gravures comme des falsifications, ce qui entraîna plusieurs procès. Ceux dont la connaissance nous est parvenue prouvent l’existence des gravures à cette époque.
Ainsi, dans un jugement du 1er avril 1426, rendu par les échevins de Bruges suite aux protestations de peintres de la ville, il fut décidé que toute personne résidant dans la ville aurait le droit de créer des images visant à illustrer les livres ou les rouleaux manuscrits. Il était dorénavant interdit d’importer des images isolées, et tout fabricant d’images devait les signer à l’aide d’une marque, déposée chez le doyen de la corporation des peintres. Les images étrangères dont l’importation est proscrite par ce jugement provenaient d’Allemagne, d’Utrecht notamment. Elles servaient de modèles aux peintres brugeois, qui n’hésitaient pas d’ailleurs à les vendre à la feuille ou réunies dans des volumes. Ce jugement apporte donc la preuve de l'existence des gravures depuis au moins le premier quart du XVe siècle.
Hormis les corporations de peintres, celles des charpentiers ont également pu se sentir lésées par le développement de la gravure. C’est ainsi qu’à Louvain, en 1452, la corporation des charpentiers intenta un procès à un certain Jean van den Bergh, fabricant d’images, qui exerçait en dehors de leur corporation. Il considérait que sa profession de graveur était différente de celle de charpentier, mais les magistrats de la ville donnèrent raison aux charpentiers, en assimilant le métier de graveur sur bois au leur.
Dans les monastères, les moines échappaient aux règles des corporations et pouvaient concurrencer librement les peintres. C’est là que furent sans doute créées les premières gravures, qui figuraient des sujets religieux. Distribuées aux fidèles, voire vendues par les moines prêcheurs, elles avaient pour but de propager et de renforcer la foi chrétienne. Cette diffusion fut encouragée par l’Eglise et entrait dans le système des Indulgences. L’octroi des indulgences fut réglementé par le pape avignonnais Clément VI (r.1342-1352), et certains auteurs font remonter les premières gravures à son pontificat. En effet, elles auraient servies de support, en quelque sorte, à l’achat d’une indulgence : en échange de la somme d’argent versée correspondant au rachat de ses péchés, l’acquéreur se voyait remettre une image gravée et coloriée à la main, accompagnée d'un texte détaillant le nombre d'années de Purgatoire rachetées. Il ne s’agit toutefois que d’une hypothèse, puisqu’aucune gravure datant du XIVe siècle ne nous est parvenue.
Il existe en revanche des preuves indéniable du développement de la gravure dans les monastères. On peut notamment citer l’inventaire successoral de Jacqueline de Looz Heynsberg, abbesse de Thorn, en Hollande, retirée ensuite au couvent de Béthanie, près de Malines en Belgique. Ce document mentionne des formes en bois servant à imprimer des images, ainsi que des formes en pierre ayant la même fonction, de même que des pierres servant à broyer les pigments. Ce couvent possédait déjà, dans le second quart et peut-être même dans le premier quart du XVe siècle, une presse. Parmi les autres monastères qui créaient des gravures à cette époque, on peut citer ceux de Louvain, Alost, Utrecht, Gouda, Bois-le-Duc ou encore Cologne. Elles étaient diffusées dans toute l’Europe.
Les moines, ou les artisans qui travaillaient pour eux, s’inspiraient de l’art environnant pour créer leurs images gravées : les sculptures, les vitraux, les peintures, les tapisseries. Les premières gravures présentent des caractéristiques communes. En premier lieu, on remarque leur sobriété, le traitement simplifié des lignes, voire parfois quelques maladresses dans le rendu du dessin. Leur style global, ainsi que leur uniformité malgré les différents lieux de production, les rattachent au gothique international : les vêtements sont traités avec des lignes courbes et souples, les plis sont larges et se terminent en boucles. Les figures sont dessinées sur fond blanc, parfois colorié en noir pour accentuer leur effet. Les scènes sont dépourvues d’ombre, et sont enfermés dans un trait carré simple. Très souvent, ces estampes sont coloriées avec des couleurs franches : rouge, vert, ocre, bleu, noir. La quasi-totalité de ces gravures ont un sujet religieux : scènes de la vie et de la Passion du Christ, Vierge à l’Enfant, saints en pied avec leurs attributs ou subissant le martyre.
Si aujourd’hui ces pièces sont considérées comme de véritables œuvres d’art, d’autant plus précieuses que peu d’entre elles sont parvenues jusqu’à nous, leur fonction primitive n’était pas de satisfaire l’œil de leurs contemplateurs ou possesseurs. Comme nous l’avons vu, elles servaient à l’évangélisation des populations, et constituaient un support matériel aux indulgences. Elles étaient distribuées ou vendues lors des pèlerinages, on pouvait les obtenir dans les foires ou les monastères. Cousues aux vêtements, accrochées aux murs du foyer, collées à l’intérieur de coffres qui devenaient ainsi de petits oratoires une fois ouverts, emportées par les défunts dans la tombe, elles protégeaient leurs détenteurs face aux malheurs du quotidien et aux assauts du Mal.
L’une des gravures imprimées sur papier les plus anciennes est un Portement de croix, dont un exemplaire est conservé au musée du Louvre [Fig. 12]. Son style, et notamment les costumes des personnages, se rapprochent de celui du Bois Protat. Comme ce dernier, elle pourrait avoir une origine française. Mais le fait que la même estampe, conservée à Vienne, ait été découverte dans la couverture d’un registre impérial de l’empereur Sigismond (1368-1437) permet également de considérer qu’elle serait germanique. Plusieurs chercheurs la rapproche d’autres gravures allemandes primitives, comme La mort de la Vierge conservée à Munich [Fig. 13], ce qui conduirait donc à une attribution allemande. Comme pour le Bois Protat, on voit à quel point il est difficile de déterminer avec précision l’origine des gravures primitives.