Les débuts de la gravure en Italie (XVe - début du XVIe siècle)

 

 

Introduction

En Italie, l’art de la gravure se développe au Quattrocento, période charnière de l’histoire de l’art, où la peinture des primitifs laisse progressivement la place à un style nouveau, celui de la Renaissance. Plus exactement, c’est au milieu du XVe siècle que des artistes, orfèvres avant tout, expérimentent ce nouvel art permettant de multiplier à l’envie dessins et motifs. Fait rare pour cette époque, nous connaissons, grâce à Vasari, le nom de celui qui en serait l’inventeur : Maso Finiguerra. La découverte par l’abbé Zani, à la fin du XVIIIe siècle, d’une gravure qui lui est attribuée, conservée au Cabinet des Estampes de Paris, et qui serait la première gravure sur métal datée connue, fit couler beaucoup d’encre. Les historiens de l’art italiens et allemands se disputèrent ainsi longtemps l’honneur de l’invention de la gravure en taille-douce. Une technique particulière, celle du nielle, fut par ailleurs mise à jour, et renouvela l’étude des estampes de cette époque. Mais qu’en est-il véritablement ? L’Italie est-elle le berceau de la gravure en taille-douce ?

Quelle que soit la réponse à cette question, on ne peut rester insensible au charme des premières gravures italiennes. Leur style, leur finesse, leur iconographie sont loin de la rusticité de leurs aînées germaniques, les premières gravures sur bois. D’emblée, la gravure italienne s’inspire des modèles des grands maîtres du Quattrocento : Sandro Botticelli, Andrea Mantegna, Antonio Pollaiolo, Giovanni Bellini. Mieux encore, ces derniers se seraient essayé à cet art nouveau, presque révolutionnaire. Autre différence avec l’Allemagne et les anciens Pays-Bas, nous connaissons le nom de la plupart des graveurs italiens de l’époque. Citons les plus connus: le fameux Maso Finiguerra, Baccio Baldini, Francesco Francia, Peregrino da Cesena, Francesco Rosselli, Cristofano Robetta, Zoan Andrea, Giovanni Antonio da Brescia, Nicoletto da Modena, Jacopo de’ Barbari, Benedetto Montagna, Girolamo Mocetto, Giulio et Domenico Campagnola, Giovanni Pietro da Birago, Nicoletto Rosex da Modena. Certains graveurs, en revanche, sont encore désignés par un nom conventionnel inventé par les historiens : le Maître de 1515, le Maître de la Décollation de Jean-Baptiste, le Maître IB à l’Oiseau, entre autres.

Ces artistes s’inscrivent dans un style correspondant à la première Renaissance, qui s’étend pour la gravure de 1450 à 1515 environ. Si, bien entendu, ils s’inspirent des grands maîtres de leur temps, qu’ils soient italiens ou nordiques, ils proposent pour la plupart, avec leur sensibilité personnelle, des créations originales. Au tournant du XVIe siècle, cette gravure originale va laisser la place à la gravure d’interprétation, avec pour tête de proue Marc-Antoine Raimondi, dont l’école va se développer et diffuser l’art de Raphaël. Petit à petit, nombre de graveurs vont s’enfermer dans la reproduction fidèle, presque mécanique, des peintures et sculptures de leur temps, et il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que l’Italie donne à nouveau naissance à de véritables graveurs originaux: Canaletto, Tiepolo, Piranèse.

Notre étude des origines de la gravure en Italie se divise en quatre parties :

  • L’Italie : berceau de la gravure en taille-douce ?
  • Les nielles-estampes
  • La gravure au burin
  • La gravure sur bois et l’illustration des livres

 

 

 

Fig. 1. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464). Le Couronnement de la Vierge, dit La Paix, Florence, vers 1452. Nielle, 12,8 x 8,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

 

L'Italie: berceau de la gravure en taille-douce ?

Il est aujourd’hui admis que la gravure fut inventée en Allemagne et dans les anciens Pays-Bas, à la toute fin du XIVe siècle ou au début du XVe, avec pour première technique utilisée la xylographie. Les premières gravures sur métal, en taille-douce, y apparaissent aussi vers 1430. Avec aucune gravure datable d’avant le milieu du XVe siècle, l’Italie peut faire figure de retardataire dans le développement de l’estampe occidentale. Toutefois, il faut souligner l’emploi dès l’origine des deux principales techniques alors connues, la xylographie et la taille-douce, avec une nette prééminence de cette dernière. C’est en effet le burin que les premiers graveurs italiens ont privilégié, et cela n’est pas dû au hasard. En effet, comme en Europe du Nord, les premiers graveurs de la péninsule étaient souvent orfèvres. Et c’est une technique d’orfèvrerie, le niellage, qui a permis l’invention de la gravure en taille-douce en Italie.

 

1. Maso Finiguerra et l'invention de la gravure en taille-douce en Italie

La légende raconte qu’un célèbre orfèvre florentin, Maso Finiguerra, ayant fini de graver un baiser de paix en argent qui lui avait été commandé par la fabrique de l’église du baptistère Saint-Jean de Florence, la recouvrit d’un mélange d’huile et de noir de fumée pour pouvoir juger de son travail, avant de procéder au niellage de l’œuvre. Le liquide noirâtre, pénétrant dans les traits du dessin gravé en creux, lui donnait ainsi un aperçu de ce que serait l’œuvre une fois que le nielle, matière noire vitreuse, serait coulé dans les traits gravés puis cuit, étape irréversible ne permettant aucune correction ultérieure. Or, par un pur hasard, un linge humide fut déposé sur la plaque d’argent, ce qui permit au motif de s’y imprimer dessus. C’est ainsi que serait née la première gravure en taille-douce de l’histoire.

La véracité de cette découverte légendaire, miraculeuse pourrait-on dire – le récit n’est pas sans évoquer la légende du voile de Véronique, qui imprima miraculeusement le visage du Christ sur son voile, son sang faisant office d’encre, – est invérifiable. Pendant longtemps les historiens ne purent apporter aucune preuve pouvant la confirmer ou l’infirmer.

Le premier à mentionner Finiguerra est Giorgio Vasari (1511-1574), peintre, architecte et surtout père fondateur de l’histoire de l’art. Après avoir considéré, dans la première édition de la Vie des meilleurs Peintres, sculpteurs et architectes (1550), qu’Andrea Mantegna était l’inventeur de la gravure, l’auteur, dans la seconde édition de l’ouvrage (1558), attribua finalement l’invention du procédé à l’orfèvre florentin de la légende : « l’invention de la gravure sur cuivre est venue de Maso Finiguerra, de Florence, autour de 1460 de notre salut ; il prenait une empreinte de terre glaise de toutes les planches d’argent qu’il ciselait pour les nieller et les recouvrait de soufre liquéfié, obtenant ainsi une nouvelle planche qu’il enduisait de noir de fumée dilué dans l’huile ; il avait ainsi une parfaite reproduction de la plaque d’argent. Après l’avoir teintée de noir, il eut l’idée d’y appliquer une feuille de papier humide et de la presser à l’aide d’un cylindre parfaitement lisse ; et la feuille ne paraissait pas seulement imprimée, mais dessinée à la plume.» Dans un autre ouvrage consacré à Antonio Pollaiolo, Vasari indique que Finiguerra « jouissait d’un renom extraordinaire et mérité pour ses gravures au burin et ses nielles ».

Hormis ce que relate ici Vasari, et qui ne semble pas devoir être remis en cause en ce qui concerne la réputation de Finiguerra, peu de sources nous renseignent sur sa vie. On sait qu’il était fils d’orfèvre, qu’il reçut la commande de deux paix niellées par la Guilde des Marchands de Florence, en 1452 et 1455, qu’il collabora avec Antonio Pollaiolo, sans doute le plus grand orfèvre florentin de l’époque, entre 1462 et 1464, et qu’il participa en 1464 à la création de panneaux marquetés pour la sacristie de la cathédrale de Florence. Peu d’informations, pour un artiste d’un si grand renom… Pire, pendant longtemps, aucune gravure connue de lui n’avait pu être identifiée. Si l’existence de Maso Finiguerra ne faisait aucun doute, son statut de démiurge de la gravure restait encore à prouver.

 

Fig. 2. Attribué à Maso FINIGUERRA (1426-1464). Le Couronnement de la Vierge, dit La Paix, Florence, vers 1452. Baiser de paix en argent niellé. Florence, musée du Bargello

 

 

Ce fut chose faite à la fin du XVIIIe siècle. L’abbé Zani, un ecclésiastique érudit passionné de gravure, identifia au Cabinet des Estampes de Paris, en novembre 1797, une gravure [Fig. 1] qu’il mit en rapport avec une paix en argent niellée conservée à Florence, qu’il avait vue quelques années auparavant, figurant le Couronnement de la Vierge [Fig. 2]. Il se rappelait aussi avoir vu une empreinte en soufre de cette paix dans la collection Seratti. Il comprit alors que l’estampe conservée à Paris avait été imprimée en suivant la technique expliquée par Vasari, soit à partir de l’empreinte en soufre tirée de la plaque d’argent. Or, cette paix fut attribuée, au XVIIIe siècle, à Maso Finiguerra, avant que Zani ne fasse le rapport entre la plaque et l’épreuve conservée à Paris. Elle lui aurait été commandée en 1450 par la fabrique de l’église Saint-Jean, le baptistère de Florence, et il l’aurait livrée en 1452.

Grande fut donc l’émotion de Zani d’avoir entre ses mains ce qu’il considéra, et beaucoup après lui, comme la première estampe connue du célèbre orfèvre florentin, qui plus est une estampe datable très précisément, de 1452, ce qui en faisait la plus ancienne gravure en taille-douce connue ! Il garda le secret jusqu’à mars 1798, le temps de rassembler toutes les preuves, puis dévoila sa découverte au public. Voici ce qu’il rapporte dans un ouvrage publié en 1802 : « Ma plume est impuissante à décrire ce que j’éprouvais pendant cet instant fortuné. Mon cœur nageait dans un océan de félicité inconcevable… Je fis part de ma trouvaille à M. Joly, l’homme le plus aimable que je connaisse et le très digne garde du Cabinet de Paris, aux employés placés sous ses ordres, à plusieurs amis, parmi lesquels se trouvait le célèbre M. Denon qui voulut dessiner mon portrait, dans l’attitude même où il m’avait vu, la loupe à la main et les yeux fixés sur cette chère petite feuille de papier… » (Materiali per servire alla storia dell’ incisione in rame e in legno…; Parme, Carmignani, 1802). Certaines épreuves de la gravure de Dominique Vivant Denon (1747-1825) dont parle Zani sont parvenues jusqu’à nous [Fig. 3 et 4]. Le célèbre directeur général des musées, qui fit tant pour l’organisation et le développement du musée du Louvre, qui était aussi graveur, a su parfaitement traduire la fierté de Zani sur son visage.

 

Fig. 3. Dominique Vivant DENON (1747-1825). L’abbé Zani découvrant une estampe de Maso Finiguerra, 1799. Eau-forte en couleurs, 20,7 x 13,8 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 4. Détail de la gravure de Denon. On reconnaît bien la forme cintrée du Couronnement de la Vierge identifié par Zani.

 

2. Italie VS Allemagne: bataille d'érudits

La découverte de Zani, et ce qu’elle impliquait pour l’histoire de la gravure, ne manqua pas de susciter des débats et des controverses, notamment en Allemagne. A une époque où les nationalismes européens s’exacerbaient, il était de bon ton pour les érudits, les historiens de l’art, de mettre en avant les prouesses artistiques de leur pays. L’origine de la gravure était à ce titre une question importante ; c’était la fierté des Allemands. On comprend donc que ces derniers ont cherché à relativiser ou à infirmer le fait que la gravure en taille-douce était née en Italie.

Tout d’abord, les historiens allemands, tels le baron Carl Friedrich Ludwig Felix von Rumohr (1785-1843) ou Johann David Passavant (1787-1861), prouvèrent que la gravure en taille-douce, au burin, était née en Allemagne vers 1430-1440, et donc avant 1452, date si importante pour les tenants de la « thèse » Finiguerra. Comme en Italie, elle dérive des techniques de l’orfèvrerie. Le niellage de plaques d’or ou d’argent n’était pas une technique propre aux Italiens. Elle était employée en Europe par les Romains, et a été reprise dès le haut Moyen Âge. Il n’est pas difficile d’imaginer que la découverte de la gravure en taille-douce par les orfèvres allemands s’apparente à ce que raconte la légende de Finiguerra : pour vérifier leur travail avant l’application du nielle, ces derniers encraient les plaques gravées pour imprimer le motif sur papier. Partant de là, ils auraient au fil du temps compris le potentiel de cette technique considérée pour elle-même, et la gravure en taille-douce était née, indépendante de tout travail d’orfèvrerie.

Il restait toutefois à prouver à quelle date cette mutation s’opéra, car quasiment aucune gravure de cette époque ne porte de date ou de signature. C’est un historien français, Jules Renouvier (1804-1860), qui apporta une réponse : 1446. C’est en tout cas la date qui apparaît, en chiffres romains, sur une gravure au burin figurant La Flagellation [Fig. 5], qui fait partie d’une série consacrée à la Passion du Christ (Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett). Elle est donnée à un graveur anonyme allemand, appelé conventionnellement Maître de 1446. On sait aussi aujourd’hui que le premier grand maître de la gravure au burin, le Maître des Cartes à jouer, très certainement Allemand lui aussi, était actif entre 1430 et 1450. On en déduisit donc que la gravure en taille-douce est apparue en Allemagne, entre 1430 et 1440.

 

 

Fig. 5. Maître de 1446. La Flagellation, Allemagne, 1446. Burin, 10,4 x 8 cm. Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett

La date de 1446 est inscrite en chiffres romains dans un cartel placé au-dessus de la voûte: M CCCC XLVI

 

 

Pour expliquer la découverte fortuite de la technique de la taille-douce par Maso Finiguerra, Passavant a imaginé la rencontre entre l’orfèvre florentin et le peintre flamand Rogier van der Weyden. Il se fonde sur le fait que l’élève de Van Eyck était à Florence en 1450 pour peindre une Vierge pour les Médicis. Du fait de la célébrité de Finiguerra, il lui aurait forcément rendu visite. Surpris par la complexité du procédé dont il usait pour obtenir ses épreuves sur papier – réalisation d’une empreinte en souffre puis impression sur papier à partir de cette dernière, – il lui aurait conseillé d’imprimer directement à partir de la plaque de métal sur le papier, comme cela se faisait déjà dans les anciens Pays-Bas. Par cette hypothèse, invérifiable et peu probable, Passavant voulait démontrer deux choses : d’abord, que la gravure en taille-douce s’était déjà diffusée dans les anciens Pays-Bas, depuis l’Allemagne, avant d’être découverte en Italie ; ensuite, que le génie italien avait besoin du génie germanique pour mettre au point cette nouvelle technique d’estampe.

Les historiens de l’art ont également remis en cause l’attribution même du Couronnement de la Vierge, plus simplement appelé la Paix, à Maso Finiguerra. D’abord, Vasari et Benvenuto Cellini (1500-1571), qui nous renseignent sur quelques éléments de la vie de cet orfèvre, évoquent pour sujets de paix qu’il a réalisées la Passion et la Crucifixion, mais pas le Couronnement de la Vierge. De même, le registre des marchands ayant commandé la paix livrée en 1452 ne mentionne pas son sujet, et le poids indiqué ne correspond pas à la plaque conservée au Bargello. Sur ce dernier point toutefois, il est vrai que nous ne connaissons pas le poids de cette dernière sans sa monture en vermeil. Un grand historien de la gravure, le britannique Arthur Mayger Hind (1880-1957), attribue l’œuvre à Matteo Dei. Si beaucoup d’auteurs ont étudié les influences stylistiques de la Paix – Filippo Lippi, Ghiberti, Donatello – aucun, jusqu’à aujourd’hui, n’a pu confirmer ou infirmer de manière certaine son attribution à Maso Finiguerra.

 

Si la gravure en taille-douce a donc été inventée en Allemagne dans les années 1430, elle apparaît bien en Italie au milieu du XVe siècle, peut-être sous le burin de l’orfèvre Maso Finiguerra. Ce qui est sûr, c’est qu’à partir des années 1460, la gravure se développe en Italie, avec principalement deux techniques : le nielle et le burin. La gravure sur bois, elle, n’est pas inconnue aux Italiens, mais son développement est resté limité à l’illustration des livres.

 

 

Sources et bibliographie

  • Gisèle LAMBERT. Les premières gravures italiennes, Quattrocento – début du Cinquecento. Inventaire de la collection du département des Estampes et de la Photographie. Paris, Bibliothèque nationale de France, 1999
  • Henri DELABORDE. La gravure en Italie avant Marc-Antoine (1452-1505). Paris, J. Rouam, 1883
  • Georges DUPLESSIS. Histoire de la gravure en Italie, en Espagne, en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Angleterre et en France. Paris, Hachette, 1880
  • Jean-Eugène BERSIER. La gravure : les procédés, l’histoire. 4e édition. Paris, Berger-Levrault, 1984
  • Eugène ROUIR. La gravure des origines au XVIe siècle. Paris, Editions Somogy, 1971
  • Johann David PASSAVANT. Le peintre-graveur. Tome Premier. Leipzig, Rudolph Weigel, 1860
  • Sites internet du musée du Louvre, du British Museum et de la Bibliothèque nationale de France

Date de dernière mise à jour : 10/10/2024