La gravure au criblé (XVe siècle)

 

 

La gravure au criblé est spécifique au XVe siècle. Son histoire est courte et bien datée : elle apparaît vers 1450, et disparaît vers 1500. Cette technique, qui se développe en parallèle de la xylographie et de la taille-douce, a permis de créer un corpus d’œuvres au style bien reconnaissable, qu’il va s’agir ici de caractériser.

 

 

I - Technique

 

La technique de la gravure au criblé, ou gravure en relief sur métal, est issue des techniques de l’orfèvrerie. Son principe est similaire à celui de la xylographie. La matrice en métal, en général du plomb ou de l’étain, est traitée en taille d’épargne : le graveur enlève de la matière pour dégager les traits en relief, qui recevront l’encre. Il utilise trois outils : le burin, la gouge et le poinçon. La gouge sert à dégager de larges zones devant rester blanches. Le burin permet de dessiner les contours, affiner les détails, travailler le modelé. Le poinçon, outil essentiel de cette technique, permet d’imprimer des motifs dans la planche : points, étoiles, fleurettes, pointes de diamant, vaguelettes… C’est la multiplication de ces motifs poinçonnés sur une planche qui a donné le nom de « criblé » à la technique, et qui la caractérise.

La variété des poinçons au sein d’une même gravure, et le soin que le graveur peut prendre à les apposer de manière régulière, permettent de créer des effets décoratifs spécifiques, que l’on ne retrouve pas dans les autres techniques. En revanche, lorsque les poinçons impriment des motifs quelconques, ou trop espacés, ou que ces derniers sont ensuite trop retravaillés à la gouge ou au burin, il est parfois difficile de faire la différence entre une xylographie et une gravure au criblé.

 

 

II - Histoire, style et datation

 

La technique du criblé dérivant de l’orfèvrerie, ce n’est pas un hasard si elle apparaît puis se développe dans les anciens Pays-Bas et le Bas-Rhin. Ces régions connaissent en effet un essor important de l’orfèvrerie au XVe siècle. Beaucoup de gravures au criblé sont des œuvres d’orfèvres, et n’étaient peut-être pas destinées à être imprimées.

On ne s’étonnera pas que la majorité des gravures au criblé figurent des sujets religieux. Leur fonction est en effet la même que les premières xylographies : images pieuses aux vertus prophylactiques, ou support d’indulgences, pouvant aussi orner les livres manuscrits ou les premiers incunables, surtout le revers des reliures.

Stylistiquement, les gravures au criblé sont gothiques, et certaines se rattachent à l'Ars Nova, qui se développe en peinture dans les anciens Pays-Bas au XVe siècle sous les pinceaux de Jan VAN EYCK (1390-1441), Robert CAMPIN (1375-1444), Rogier VAN DER WEYDEN (1400-1464) et bien d'autres. Ce style rompt progressivement avec le gothique international. Les artistes cherchent à rendre de manière objective et réaliste les intérieurs, les textiles, les matières, grâce aux recherches sur la perspective et la lumière, et grâce à l'emploi de la peinture à l'huile. Ce réalisme pictural est en partie repris en gravure, surtout dans le décor de certaines scènes.

La gravure au criblé suit l’évolution de la xylographie. Ainsi, les bordures se font de plus en plus décoratives, et peuvent être imprimées à l’aide d’une autre matrice, gravée sur bois ou sur métal, en même temps que l’image centrale ou dans un second temps. On remarque sur certaines une grande variété dans les poinçons utilisés. Très souvent, le graveur manifeste une certaine horreur du vide, tant la planche est couverte de motifs décoratifs et de détails foisonnants, ce qui peut nuire à la lisibilité de l’image. Cela n’exclut pas que certaines gravures au criblé présentent des fonds entièrement blancs. Elles peuvent, comme les xylographies, être rehaussés à la main, le plus souvent de rouge, de vert, d’ocre et de bleu.

La plus ancienne gravure au criblé datable avec certitude est le Saint Bernardin de Sienne [Fig. 1] de la Bibliothèque nationale de France, qui porte la date de 1454. Une autre gravure, Saint Jean l’Evangéliste et saint Paul, conservée au Louvre, daterait de 1423, mais sa datation ne fait pas l’unanimité, et il s’agirait d’un travail d’orfèvre. La plupart des historiens de l’art s’accordent à dire que le criblé apparaît au milieu du XVe siècle, pour disparaître dès la fin du XVe ou au début du XVIe siècle.

Fig. 1. Saint Bernardin de Sienne, 1454. Gravure au criblé, 23,5 x 18,7 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 2. La Vierge à l’Enfant entourée de six saintes, Allemagne, vers 1475-1480. Gravure au criblé, coloriée, 26,9 x 18,9 cm (trait carré), 27,3 x 19,2 cm (feuille). Paris, musée du Louvre

 

III - Quelques œuvres majeures

 

Le Maître d

Certains auteurs ont tenté de regrouper les gravures au criblé par école, ou ont tenté d’en attribuer à des maîtres anonymes : le Maître de Jésus de Béthanie, le Maître des bordures aux Pères de l’Eglise, l’atelier de la Passion Stöger, etc. Ces tentatives ne sont qu’hypothétiques, et il est souvent bien difficile, en l’absence de signature, de rattacher un criblé à un artiste ou une école. Parmi les rares graveurs identifiés, il faut citer le Maître d ou Monogrammiste, qui doit son nom à sa signature : la lettre « d » écrite en minuscule gothique inversée, inscrite dans un cœur lui-même inscrit dans un écusson. Il était probablement actif entre 1450 et 1470.

Sa plus belle œuvre est sans doute le Jugement dernier [Fig. 3], dont la Bibliothèque nationale de France conserve un exemplaire. On y observe sa signature en bas à droite, sur les murs de la Jérusalem céleste. Son style dénote des origines flamandes : nez larges et épatés rappelant les tapisseries d’Arras, bordures des vêtements, représentation de la Vierge avec une longue chevelure légèrement ondulée. L’intégralité de la planche est recouverte de motifs et de détails foisonnant, dans une sorte d’horreur du vide. Il utilise peu les motifs poinçonnés, et on pourrait confondre ses créations avec des gravures en taille douce.

On attribue également au Maître d L’Annonciation à la Licorne [Fig. 4], La Grande Passion et Le Calvaire. Dans la première, la scène se déroule dans un hortus conclusus, où trône la Vierge, qui présente les mêmes caractéristiques que dans le Jugement dernier : nez épaté, longue chevelure ondulée, manteau aux nombreux plis cassés. L’ange Gabriel lui annonce qu’elle porte l’Enfant de Dieu, et sa parole se manifeste par une banderole sortant du corps dans lequel il souffle. L’image est parcourue de nombreux symboles, dont le plus important est la licorne, qui vient trouver refuge auprès de la Vierge. Elle symbolise la pureté et la virginité. Tout se déroule sous le regard de Dieu, figuré dans un buisson derrière la clôture du jardin. Si toute l’image est recouverte de détails, elle demeure toutefois lisible.

Cette lisibilité ne se retrouve pas dans la Grande Passion [Fig. 5], dont la Bibliothèque nationale de France conserve un exemplaire. L’image grouille de personnages, et figure simultanément plusieurs scènes de la Passion. Elle se lit de bas en haut. En partie basse, le Christ sort de Jérusalem en portant sa croix, précédé des deux larrons qui, eux, se la font porter par d’autres. La Vierge et les saintes femmes accompagnent le Christ, qui fend une foule nombreuse, où l’on voit des enfants et de nombreux chiens, dont deux qui se battent au premier plan, aux pieds du Christ. La partie supérieure est occupée par le Calvaire. Le Christ, encadré par les deux larrons, est déjà mort, le sang et l’eau coulent de son flanc percé. A ses pieds, la Vierge est soutenue par saint Jean et les saintes femmes. A leur droite, les soldats tirent au sort le vêtement sans couture de Jésus. Derrière, les murailles de la ville éternelle dessinent comme un sarcophage pour le Christ. Dans le ciel, le Soleil et la Lune se font face. Dans cette œuvre aussi, le Maître d ne fait pas usage des poinçons, et on pourrait penser qu’il s’agit d’une gravure en taille douce. Le nombre important de personnages, attroupés, superposés, nuit à la lisibilité de l’œuvre, et rend l’atmosphère étouffante, comme dans le Jugement dernier.

Fig. 3. Monogrammiste d. Le Jugement dernier, vers 1460. Gravure au criblé, 30,1 x 22,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 4. Attribué au Monogrammiste d. L'Annonciation à la Licorne, Allemagne, vers 1450-1465. Gravure au criblé, 13,1 x 9,1 cm. Londres, British Museum

 

Fig. 5. Monogrammiste d. La Grande Passion, vers 1460-1470. Gravure au criblé, coloriée, 38,5 x 26,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

La Passion Stöger

Comme les xylographies, les gravures au criblé ont pu servir à illustrer des ouvrages, et notamment les incunables. C’est le cas de la Passion Stöger [Fig. 6-9], peut-être le premier incunable imprimé en Bavière, avant 1461. Il s’agit d’un livre de prières rédigé en bavarois, qui doit son nom à Franz Xaver Stöger, fils d’un commissaire-priseur munichois qui étudia de près l’ouvrage au XIXe siècle. Il nous intéresse ici en ce qu’il est illustré de vingt scènes de la Passion du Christ et des sept scènes des Sept Joies de la Vierge, toutes gravées au criblé et rehaussées.

Stylistiquement, on a rapproché ces œuvres du Maître des cartes à jouer, important graveur de taille douce du XVe siècle. Il faut toutefois reconnaître que le style général des criblés de la Passion Stöger est assez primitif, les attitudes sont simples, le rendu de la perspective maladroit et peu convaincant, les traits généraux assez épais et grossiers, sans la finesse que peuvent attendre certaines gravures au criblé. Mais ces œuvres sont aussi parmi les premières à avoir été réalisées selon cette technique, puisqu’elles sont datables des années 1450, époque d’apparition de la gravure au criblé. Elles ont par ailleurs fortement influencé nombre de graveurs qui se sont essayé au criblé, puisqu’on retrouve de nombreux motifs et compositions utilisés dans la Passion Stöger dans nombre de gravures en relief sur métal. Le Portement de Croix conservé à la Bibliothèque nationale, donné à l’atelier de la Passion Stöger, est une copie quasi identique de la même scène traitée dans l’ouvrage. Les motifs de treillages fleuris ou de rinceaux en pointillés ornant les fonds de certaines scènes se retrouvent sur de nombreuses gravures postérieures (cf infra : La richesse des poinçons et des motifs).

En plus d’être un témoignage précieux de l’illustration des premiers livres au milieu du XVe siècle, la Passion Stöger est donc une œuvre majeure pour l’histoire de la gravure au criblé. D’ailleurs, elle a connu un succès tel qu’elle fut rééditée et copiée de nombreuses fois par la suite.

Fig. 6. La Flagellation, Passion Stöger, vers 1450-1460. Gravure au criblé, coloriée. Munich, Bayerische Staatsbibliothek

 

Fig. 7. La Sainte Face, Passion Stöger, vers 1450-1460. Gravure au criblé, coloriée. Munich, Bayerische Staatsbibliothek

 

Fig. 8. La Crucifixion, Passion Stöger, vers 1450-1460. Gravure au criblé, coloriée. Munich, Bayerische Staatsbibliothek

 

Fig. 9. La Résurrection, Passion Stöger, vers 1450-1460. Gravure au criblé, coloriée. Munich, Bayerische Staatsbibliothek

 

L’Annonciation du Louvre

Un autre chef-d’œuvre de la gravure au criblé est L’Annonciation, la Visitation et la Nativité [Fig. 11-12], dont le musée du Louvre conserve la matrice [Fig. 10], mais dont on ne conserve aucune épreuve ancienne. Son étude a permis de mieux appréhender la technique du criblé. Lorsqu’elle fut découverte au XVIIIe siècle, on eut l’idée d’en tirer une épreuve, en pensant qu’il s’agissait d’une matrice traitée en taille douce. L’imprimeur chargée de l’affaire encra donc les parties creuses de la plaque métallique, et en tira une épreuve négative. Ce curieux résultat donna lieu à de nombreuses hypothèses et incompréhensions. Pierre Gusman (1862-1941), historien de l’art et graveur, comprit l’erreur, et demanda au Louvre de pouvoir tirer une épreuve encrée au frotton. Il obtint ainsi une image en positif, créée grâce à la technique du criblé.

L’image se divise en trois parties : les deux tiers inférieurs figurent la scène de l’Annonciation, à l’intérieur de la maison de la Vierge ; le tiers supérieur figure les scènes de la Visitation à gauche, et de la Nativité à droite. A en juger par son style, on pourrait penser que l’origine de cette pièce est flamande, puisqu’elle présente nombre de caractéristiques de l’Arts Nova : tentative du traitement perspectif d’un intérieur, présence d’objets du quotidien traités avec réalisme (le pupitre, le livre, le vase de fleurs), richesse des détails et multiplication des plis des vêtements. Cependant, sa composition est calquée sur une œuvre du Maître aux Banderoles, ce dernier s’étant lui-même inspiré des volets extérieurs du Retable des Rois Mages de Stefan LOCHNER (vers 1440-1445). Si Lochner, actif à Cologne, est bien un primitif allemand, le débat reste ouvert quant à l’origine du Maître aux Banderoles ; certains le donnent actifs dans les Pays-Bas du Nord, d’autres en Allemagne. Le débat vaut donc aussi pour l’Annonciation du Louvre : œuvre flamande, ou œuvre allemande ?

Quoiqu’il en soit, il s’agit d’un chef-d’œuvre de la technique du criblé, puisqu’on y décèle une variété importante de poinçons utilisés pour la réaliser : pointes de diamant pour figurer le carrelage, fleurettes ornant la table, étoiles ornant l’orfroi de l’ange Gabriel, fleurs et pointes parsemant la campagne à l’arrière-plan, etc. On retrouve également l’horreur du vide caractéristique du criblé.

Fig. 10. L'Annonciation, la Visitation et la Nativité, Allemagne ou Pays-Bas, 1460-1470. Plaque en cuivre gravée au criblé, 27,6 x 19,5 cm. Paris, musée du Louvre

 

Fig. 11. L'Annonciation, la Visitation et la Nativité, Allemagne ou Pays-Bas, 1460-1470. Impression moderne en relief sur métal, 27,6 x 19,5 cm

 

Fig. 12. L'Annonciation, la Visitation et la Nativité, Allemagne ou Pays-Bas, 1460-1470. Impression moderne en taille douce, donnant une épreuve en négatif, 27,6 x 19,5 cm

 

 

IV - Typologie des gravures au criblé

 

En observant les gravures au criblé, on peut en déduire une typologie, bien qu’il ne s’agisse pas d’une science exacte, et qu’une même gravure peut se rattacher à plusieurs types. Ce qui est sûr, c’est que l’on observe au sein des œuvres réalisées grâce à cette technique des variations et des types, qu’il convient d’étudier.

 

Les bordures aux vaguelettes

On l’a vu plus haut, les bordures des gravures au criblé, comme celles des xylographies d’ailleurs, ont pu être imprimées à partir d’une matrice différente de celle de l’image centrale. De fait, une bordure identique peut servir à encadrer des images différentes. Certaines typologies de bordures ont également pu être adoptées par des graveurs différents. C’est le cas des bordures aux vaguelettes. L’une de ces bordures encadre le Saint Bernardin de Sienne [Fig. 1] de la Bibliothèque nationale de France, chef-d’œuvre de la technique du criblé. On admire sa lisibilité, due au fond blanc qui fait ressortir le sujet. Le graveur s’est essayé, modestement certes, à la perspective. La bordure, ornée de motifs de vaguelettes (sans doute des nuées) alternées d’étoiles, avec les symboles des évangélistes en médaillons dans les coins, séduit par sa régularité. Cette bordure se retrouve, avec quelques modifications quant au nombre de nuées, dans plusieurs autres gravures au criblé, notamment le Saint Georges [Fig. 13] et L’Homme de douleur [Fig. 14] du Louvre, ou encore une Vierge à l’Enfant du British Museum [Fig. 15]. Dans chacune de ces œuvres, l’espace entre la bordure et l’image centrale laisse penser que deux matrices ont été utilisées pour les imprimer.

Une bordure similaire existe, avec quatre médaillons supplémentaires placés au centre de chaque côté, figurant les Pères de l’Eglise. On l’attribue au Maître des bordures aux Pères de l’Eglise, dont le Metropolitan Museum de New York conserve quelques gravures : La Mort et l’Assomption de la Vierge [Fig. 16], la Messe de saint Grégoire [Fig. 17] et un Saint Jérôme [Fig. 18]. Ces trois œuvres, datées de vers 1470-1485, se caractérisent par la variété des poinçons utilisés, dont un en forme d’étoile centré d’un point, et par la recherche du rendu de la perspective. Il n’est toutefois pas dit que les images centrales soient l’œuvre d’un même graveur ; ce sont les bordures, imprimées à part, qui sont l’œuvre de ce maître.

Fig. 13. Maître du saint Georges, Saint Georges terrassant le dragon, vers 1440-1460. Gravure au criblé, 23,5 x 17,5 cm. Paris, musée du Louvre

Fig. 14. L’Homme de douleur, Allemagne du Sud, vers 1470-1480. Gravure au criblé, coloriée, 32,3 x 24,6 cm (trait carré), 32,5 x 24,8 cm (feuille). Paris, musée du Louvre

 

Fig. 15. Vierge à l’Enfant, Allemagne, vers 1480. Gravure au criblé, coloriée, 18,2 x 12,3 cm. Londres, British Museum

Fig. 16. Maître des bordures aux Pères de l’Eglise, La Mort et l’Assomption de la Vierge, Cologne, vers 1470-1485. Gravure au criblé, coloriée. New York, Metropolitan Museum of Art

 

Fig. 17. Maître des bordures aux Pères de l’Eglise, La Messe de saint Grégoire, Allemagne, 2e moitié du XVe siècle. Gravure au criblé, coloriée. New York, Metropolitan Museum of Art

 

Fig. 18. Maître des bordures aux Pères de l’Eglise, Saint Jérôme, Allemagne, vers 1470-1485. Gravure au criblé, coloriée. New York, Metropolitan Museum of Art

 

Les images sans bordure

Si nombre de gravures au criblé se caractérisent par la richesse décorative de leur bordure, certaines en sont dépourvues. C’est le cas d’un des chefs-d’œuvre de cette technique, la Sainte Catherine de la Bibliothèque nationale de France [Fig. 19]. La sainte, vue de trois quarts de dos, reconnaissable à ses attributs placés à gauche, s’inscrit dans un triangle formé par un manteau constellé de points, surmonté par sa tête à la longue chevelure ondulée. Elle tient une banderole inscrite en caractères gothiques. L’œuvre frappe par la monumentalité du manteau, qui occupe presque toute l’image, et par sa simplicité. Les valeurs et les volumes sont rendus par la variation d’épaisseur et d’espacement des poinçons en forme de point.

L’abondance de points et la présence de banderoles en partie supérieure se retrouve dans un Saint Christophe [Fig. 20], également conservé à la Bibliothèque nationale de France. La composition est proche des premières gravures représentant ce saint, le traitement perspectif et le rendu des proportions sont très maladroits et encore primitifs. Comme pour la Sainte Catherine, les valeurs et le modelé des drapés et du paysage est rendu par la variation d’épaisseur et d’espacement des points.

Autre criblé sans bordure, le Saint Jérôme du Monogrammiste I [Fig. 21], qui doit son nom à cette lettre représentée dans le décor de ses gravures, ici sur la tige d’une fraise, en bas à droite de l’image. Les côtés droit, gauche et inférieurs suivent la forme d’un rectangle, tandis que le côté supérieur suit les variations de l’architecture de style gothique flamboyant qui abrite le saint. Le fonds blanc permet de mettre en valeur les tuiles de la toiture et les fleurons des pinacles, ce qui accentue leur effet décoratif et rend superflu la présence d’une bordure, qui réduirait cet effet.

Fig. 19. Sainte Catherine d’Alexandrie, vers 1450-1460. Gravure au criblé, 14,8 x 15,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 20. Saint Christophe, vers 1450-1460. Gravure au criblé, 29,4 x 19,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale

 

Fig. 21. Monogrammiste I, Saint Jérôme, vers 1450-1470. Gravure au criblé, 24,9 x 0,16 cm. Paris, musée du Louvre

 

La richesse des poinçons et des motifs

Certains graveurs n’ont pas hésité à utiliser une grande variété de poinçons et de motifs pour en consteller leurs plaques. Cette richesse permet d’accentuer l’effet décoratif des gravures au criblé, au détriment parfois de la lisibilité de l’image. Parfois, les poinçons peuvent renforcer la cohérence de la composition. Ainsi, certains poinçons en forme de carré ou de losange servent à illustrer le dallage sur lequel reposent les personnages, avec une science plus ou moins poussée de la perspective. On songe à une Sainte Catherine conservée au British Museum [Fig. 22], et au Saint Jérôme du Maître des bordures aux Pères de l’Eglise [Fig. 18], où le sol dallé est rendu grâce à la juxtaposition d’un motif de carré biseauté centré d’un triangle. Dans la première image, le mur est orné de motifs de feuilles polylobées placés dans des navettes perlées juxtaposées, qui font penser à une tapisserie. Ces juxtapositions de motifs permettent ainsi de créer un espace et de donner une illusion de perspective.

Un autre motif fréquemment utilisé pour rendre le sol en perspective est celui du carré divisé en deux triangles, un noir, l’autre blanc (ou colorée lorsque la gravure a été rehaussée). On le retrouve dans la scène de la Flagellation de la Passion Stöger, dans une gravure figurant La Vierge dans une chapelle [Fig. 23], conservée au British Museum, ou encore dans L’Enfant Jésus tenant les instruments de la Passion du Louvre [Fig. 24]. Cette dernière présente une bordure parmi les plus riches ayant été créées pour une gravure au criblé, mêlant la dentelle du gothique flamboyant à la luxuriance des rinceaux végétaux habités de chimères, le tout magnifié par des rehauts rouges, verts et jaunes. Ce luxe de détails se retrouve à l’arrière-plan de l’image centrale, constitué d’une résille de fleurettes quadrilobées, et sur le coussin sur lequel le Christ enfant est assis, brodé de motifs végétaux.

Certains fonds sont traités de manière purement géométrique. Une Sainte Catherine conservée au Louvre [Fig. 25] se détache sur un fond de losanges juxtaposés en biais, inscrits de motifs feuillagés stylisés. La Vierge à l’Enfant de Washington [Fig. 26], tout comme la Sainte Christine du British Museum [Fig. 27], séduisent par un fond constitué de demi-cercles concentriques juxtaposés à l’infini, évoquant des écailles de poisson. Le traitement du dais qui encadre sainte Christine est quant à lui naturaliste, puisqu’il figure deux chênes aux branches ornées de glands, nouées en haut pour former un arc brisé. Cette gravure au criblé montre bien que les graveurs n’obéissent à aucune règle prédéfinie, et qu’ils peuvent mélanger au grès de leur fantaisie plusieurs types de motifs et de décor.

Fig. 22. D’après le Maître E.S. Sainte Catherine d’Alexandrie, vers 1450-1500. Gravure au criblé, coloriée, 16,8 x 11,8 cm. Londres, British Museum

Fig. 23 La Vierge dans une chapelle, avec trois anges et un orant, Allemagne, 2e moitié du XVe siècle. Gravure au criblé, coloriée, 18,2 x 12,3 cm. Londres, British Museum

Fig. 24. L’Enfant Jésus tenant les instruments de la Passion, Allemagne du Sud, vers 1475. Gravure au criblé, coloriée, 35,8 x 26,4 cm. Paris, musée du Louvre

Fig. 25. Atelier du Maître aux armes de Cologne, Sainte Catherine d’Alexandrie, vers 1460-1475. Gravure au criblé, coloriée, 17,9 x 11,7 cm. Paris, musée du Louvre

 

Fig. 26. Vierge à l’Enfant, Allemagne, 1475-1500. Gravure au criblé, coloriée. Washington, National Gallery of Art

 

Fig. 27. Sainte Christine, Allemagne, vers 1475-1500. Gravure au criblé, coloriée, 15,9 x 11,5 cm. Londres, British Museum

 

Le goût du végétal

Les fonds végétaux sont très courants, qu’ils soient traités de manière stylisée, par la répétition géométrique de motifs simplifiés évoquant souvent des pièces textiles, ou de manière naturelle.

S’agissant des fonds végétaux stylisés, on peut mentionner quatre gravures figurant la Crucifixion – celle de la Passion Stöger [Fig. 8], deux conservées au British Museum [Fig. 28-29], et une conservée au Louvre [Fig. 30] – qui présentent des fonds floraux similaires : une alternance régulière de fleurettes quadrilobées inscrites dans un réseau de carrés sur pointe, formant une sorte de treillage décoratif artificiel, sans aucun rapport avec la scène représentée. S’ils ne renforcent pas la cohérence des images, ces motifs leur confèrent une indéniable valeur décorative.

Concernant les fonds végétaux traités de manière naturelle, il s’agit souvent de motifs de rinceaux feuillagés ou fleuris, qui grimpent depuis le sol et qui se développent de manière à couvrir tout l’espace laissé vide entre les personnages et la bordure. Le Saint André du Louvre [Fig. 31] est représentatif de cette manière: les rinceaux aux volutes régulières, qui abritent des fleurs et des fruits paradisiaques, s’enroulent autour des colonnes qui soutienne le dais sous lequel se tient l’apôtre, remplissant ainsi tout l’espace de l’arrière-plan. Souvent, les rinceaux sont créés par des alignements de points, abritant dans leurs volutes des fleurettes, comme on peut le voir dans la somptueuse Vierge à l’Enfant de la Bibliothèque nationale [Fig. 32], ou dans la Sainte Dorothée du British Museum [Fig. 33]. Cette manière de dessiner les rinceaux se retrouve également dans nombre des fonds de la Passion Stöger.

Certains graveurs arrivent à s’extraire du traitement répétitif ou géométrisé des motifs naturels, et offrent une vision plus réaliste de la nature. Dans La Vierge à l’Enfant entourée de six saintes du Louvre [Fig. 2], la scène se passe dans un hortus conclusus, dans le fond duquel se dresse une treille irrégulière où s’épanouit une vigne, où grappes et feuilles sont disposées de manière aléatoire. Le sol est quant à lui semé de diverses espèces d’herbes et de fleurs, placées de manière naturelle et sans répétition.

Fig. 28. La Crucifixion, Allemagne, vers 1460-1470. Gravure au criblé, coloriée, 10,1 x 7,4 cm. Londres, British Museum

Fig. 29. La Crucifixion, Allemagne, vers 1460-1470. Gravure au criblé, coloriée, 10,2 x 7,6 cm. Londres, British Museum

Fig. 30. Maître de la sainte Catherine, Le Calvaire, vers 1450-1490. Gravure au criblé, coloriée, 18,1 x 11,8 cm (trait carré), 19,9 x 13,7 cm (feuille). Paris, musée du Louvre

Fig. 31. Atelier du Maître de Jésus à Béthanie, Saint André, vers 1440-1460. Gravure au criblé, coloriée, 25,1 x 17,6 cm (trait carré), 25,2 x 17,8 cm (feuille). Paris, musée du Louvre

Fig. 32. Atelier de la Passion Stöger. La Vierge à l’Enfant, vers 1450-1460. Gravure au criblé, coloriée, 15,6 x 12,4 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 33. Sainte Dorothée, Allemagne, vers 1450-1460. Gravure au criblé, coloriée, 18 x 11,8 cm. Londres, British Museum

Date de dernière mise à jour : 08/03/2024